Le Roman d'Alexandre le Grand
masque
corinthien. Il portait une cuirasse en lames de bronze aux décorations
d’argent, une épée suspendue à un baudrier en mailles, ainsi qu’un manteau de
lin bleu que le vent du couchant gonflait comme une voile.
Alexandre était, quant à lui, tête
nue. Il était arrivé à pied en tenant Bucéphale par les rênes. Il dit :
« Je suis Alexandre, roi des Macédoniens, et je suis venu négocier avec
toi le rachat de mes soldats tombés dans la bataille. »
Le regard de l’homme brilla dans
l’ombre de son casque, évoquant au souverain macédonien l’éclat qu’Apelle était
parvenu à capturer dans son portrait. Sa voix métallique retentit :
« Je suis le commandant Memnon.
— Qu’exiges-tu en échange de la
restitution de ces dépouilles ?
— La réponse à une question,
rien de plus. »
Alexandre lui lança un regard
surpris. « Quelle question ? »
Memnon laissa transparaître une
légère incertitude et Alexandre se dit qu’il allait lui parler de
Barsine : disposant probablement de nombreux informateurs, il devait
savoir ce qui s’était passé, et il était sûrement taraudé par le doute.
Mais ce fut une tout autre question
que Memnon lui posa : « Pourquoi as-tu amené la guerre sur ces
terres ?
— Les Perses ont été les
premiers à envahir la Grèce. Je viens venger la destruction de nos temples et
de nos villes, venger nos jeunes soldats tombés à Marathon, aux Thermopyles et
à Platées.
— Tu mens, répliqua Memnon. Tu
te moques bien des Grecs, et ils n’ont rien à faire de toi. Dis-moi la vérité.
Cela restera entre nous. »
L’intensité du vent augmenta,
enveloppant les deux guerriers dans un nuage de poussière rouge.
« Je suis venu construire le
plus grand royaume qu’on ait jamais vu sur terre. Et je ne m’arrêterai pas
avant d’avoir atteint les rives de l’extrême Océan.
— C’est bien ce que je
craignais, dit Memnon.
— Et toi ? Tu n’es pas
roi, tu n’es même pas perse. Pourquoi tant d’obstination ?
— Parce que je déteste la
guerre. Et je déteste les jeunes fous qui, comme toi, veulent se couvrir de
gloire en ensanglantant le monde. Je te ferai mordre la poussière, Alexandre.
Je te refoulerai en Macédoine où tu mourras d’un coup de poignard, comme ton
père. »
Le souverain ne réagit pas à cette
provocation. « Il n’y aura pas de paix tant qu’il existera des frontières
et des barrières, tant qu’il y aura des langues, des coutumes, des divinités et
des croyances différentes. Tu devrais rejoindre ma cause, dit-il.
— C’est impossible. Je n’ai
qu’une seule parole et une seule conviction.
— Alors, le meilleur gagnera.
— Ce n’est pas sûr : le
destin est aveugle.
— Me rendras-tu mes morts ?
— Tu peux les reprendre.
— Quand m’accorderas-tu une
trêve ?
— Jusqu’à la fin du premier
tour de ronde.
— Cela me suffira. Je t’en suis
reconnaissant. »
Le chef ennemi inclina la tête en
signe d’assentiment.
« Adieu, commandant Memnon.
— Adieu, roi Alexandre. »
Memnon lui tourna le dos et se
dirigea vers le côté nord de la muraille. Il s’engouffra bientôt dans le
passage que lui offrit une poterne en s’ouvrant devant lui, et son manteau bleu
fut englouti par la pénombre. La lourde porte ferrée se referma dans un
interminable grincement.
Alexandre regagna son campement et
fit signe à Perdiccas d’aller ramasser les cadavres de ses soldats.
Les porteurs s’emparèrent des corps,
qu’ils confièrent aux prêtres et à leurs assistants, afin qu’ils les préparent pour
les funérailles.
On dressa quinze grands bûchers, et
l’on déposa sur chacun d’entre eux les cadavres de vingt hommes en armures,
lavés, coiffés et parfumés.
Les détachements de Perdiccas
rendirent les honneurs en criant les noms des défunts chaque fois que leur
commandant les appelait. Enfin, leurs cendres furent recueillies dans des urnes
qui accueillirent également leurs épées, rougies par les flammes du bûcher et
fléchies rituellement. On les scella et on y appliqua une bande de papier sur
laquelle on avait inscrit le nom, la famille et le lieu d’origine de chaque
défunt.
Le lendemain, les urnes furent
entreposées dans un navire et ramenées en Macédoine pour être ensevelies dans
la terre des ancêtres des morts.
Entre-temps, protégés par le tir des
balistes, les sapeurs avaient commencé à dégager la brèche pour avancer
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