Le Roman d'Alexandre le Grand
sur-le-champ quiconque se rendrait coupable de boire une gorgée
de vin, qu’il fût simple soldat ou général. Tout le monde demeura donc sur le
pied de guerre.
Des groupes d’attaquants
surveillaient les portes qui se succédaient jusqu’à la poterne, s’éclairant à
l’aide de torches et ne cessant de s’interpeller. De tous les officiers,
Perdiccas était le plus vigilant. Malgré une journée de combats exténuants, au
cours de laquelle il avait conduit parmi les flammes le bélier qui avait
infligé le coup décisif aux murs d’Halicarnasse, il ne s’était pas accordé un
seul instant de repos. Il passait d’un poste de garde à l’autre, secouait les
hommes qui cédaient au sommeil, invitait les jeunes à se racheter de leur
mauvaise prestation alors que les vétérans étaient parvenus, en dépit de leur
âge, à renverser l’issue du combat.
Les yeux d’Alexandre allaient de
Perdiccas à Léonnatos – silhouette gigantesque appuyée sur une lance dans
l’obscurité –, puis à Ptolémée, qui traversait la plaine à la tête d’un
détachement de gardes du corps afin de prévenir d’éventuelles attaques de
l’extérieur, enfin à Lysimaque, veillant près des catapultes dont il vérifiait
de temps à autre la vigueur. On distinguait un peu plus loin, près d’un
bivouac, la chevelure grise de Parménion. Comme un vieux lion, il s’était tenu
à l’écart, avait économisé ses forces et celles de ses hommes en attendant de
donner le coup de patte qui avait anéanti l’adversaire.
Alexandre poursuivait aussi d’autres
pensées pour distraire son esprit, égayer son cœur, des pensées qui n’avaient
rien à voir avec la guerre et l’effort de la lutte : il songeait à Miéza,
aux cerfs qui broutaient le long des rives fleuries du fleuve, ou à Diogène,
qui, à l’heure qu’il était, dormait sans doute dans sa jarre, au bord de la
mer, en compagnie du petit chien avec qui il partageait sa couche et sa
nourriture. Et il se laissait bercer par le bruit du ressac qui caressait les
galets du rivage. Quels rêves visitaient alors le sommeil du vieux sage ?
Quelles visions mystérieuses ?
Il pensait aussi à sa mère, et quand
il l’imaginait en train de lire les poèmes de Sapho dans sa chambre solitaire,
il avait l’impression qu’un enfant se cachait encore en lui, l’enfant qui
tressaillait instinctivement lorsque le cri d’un oiseau de nuit résonnait dans
le ciel vide.
C’est ainsi que s’écoulèrent des
minutes qui lui semblèrent interminables. La pression d’une main sur son épaule
le tira de sa torpeur.
« Héphestion, c’est
toi ? »
Son ami lui tendit une gamelle de
soupe chaude. « Mange quelque chose. Leptine l’a préparée pour toi et a
chargé une estafette de te l’apporter.
— Qu’est-ce que c’est ?
— De la soupe de fèves. Elle
est bonne, j’en ai goûté une cuillerée. »
Alexandre commença à manger.
« Pas mal. Je t’en laisse un peu ? » Héphestion acquiesça.
« Comme au bon vieux temps, quand nous vivions en exil dans la montagne.
— C’est vrai. Mais il n’était
pas question alors de soupe chaude.
— C’est exact.
— Tu regrettes cette
période ?
— Non, certainement pas. Mais
je m’en souviens avec plaisir. Nous nous dressions, toi et moi, contre le reste
du monde. » Il posa une main sur sa tête et l’ébouriffa.
« Maintenant, c’est différent. Je me demande parfois si cela se
reproduira.
— Quoi ?
— Un voyage, rien que toi et
moi.
— Qui peut le dire, mon
ami ? »
Héphestion se baissa pour attiser le
feu de la pointe de son épée, et Alexandre vit qu’un petit objet brillait à son
cou : une dent de lait, une minuscule incisive enchâssée dans de l’or.
Alors, il se rappela le jour où, enfant, il la lui avait donnée en gage d’amitié
éternelle.
« Jusqu’à la mort ? avait
demandé Héphestion.
— Jusqu’à la mort »,
avait-il répondu.
Le cri d’une sentinelle, qui
transmettait le mot d’ordre à ses camarades, résonna à cet instant. Héphestion
s’éloigna pour poursuivre son tour d’inspection. Alexandre le vit disparaître
dans l’obscurité tandis qu’une pensée, forte et distincte, se frayait un chemin
dans son esprit. Il se dit que si un voyage les attendait, il les conduirait
vers une région mystérieuse, enveloppée dans les ténèbres.
Quelques minutes s’écoulèrent
encore, et l’on entendit bientôt les appels du
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