Le Roman d'Alexandre le Grand
matin.
Quand Eumène et Ptolémée le
réveillèrent, il faisait encore nuit.
« As-tu appris la
nouvelle ? lui demanda Eumène.
— Quelle nouvelle ? dit
Callisthène en se frottant les paupières.
— Le bruit court que Memnon
serait mort. D’une maladie subite.
— Et incurable », ajouta
Ptolémée.
Callisthène se redressa. Il versa un
peu d’huile dans sa lanterne, qui s’éteignait.
« Mort ? Et quand ?
— Nous l’avons appris par l’un
des officiers qui commandaient les renforts. En calculant le temps qu’ils ont
mis pour nous rejoindre, je pense que cela s’est passé il y a quinze jours, ou
un mois. Les choses se sont déroulées ainsi que nous les avions prévues. »
Callisthène se souvint de la date
que portait la lettre de son oncle Aristote, et il fit lui aussi un rapide
calcul mental, au terme duquel il conclut qu’il était impossible de savoir si
cet événement avait été provoqué, ou non, ni même d’exclure une telle
éventualité. Il se contenta de répondre : « Tant mieux. »
Puis, tandis qu’il finissait de
s’habiller, il appela une esclave et lui ordonna : « Sers quelque
chose de chaud au secrétaire général et au commandant Ptolémée. »
46
« Cervelle de mouton », annonça le cuisinier perse en posant
une assiette de beignets bien rissolés devant Eumolpos de Soles. Tout en
prononçant ces mots, il découvrit ses dents éclatantes et sa grosse moustache
d’un noir de jais en un sourire peu rassurant.
Allongé sur un petit lit, en face de
lui, le gouverneur de la Syrie, le satrape Ariobarzanès, eut un sourire encore
plus inquiétant. « N’est-ce pas ton plat favori ? demanda-t-il.
— Oh oui, bien sûr, lumière des
Aryens et invincible guerrier. Puisse l’avenir te réserver l’honneur de porter
la tiare rigide, au cas où – si Ahura-Mazda le veut – le Grand Roi devait
monter sur la tour du silence pour rejoindre ses glorieux ancêtres.
— Le Grand Roi jouit d’une
excellente santé, répliqua Ariobarzanès. Mais je t’en prie, mange. Comment
trouves-tu ces cervelles de mouton ?
— Miam, mugit Eumolpos en
plissant les paupières pour simuler un plaisir intense.
— C’est aussi le mot d’ordre
que tu échanges avec nos ennemis avant de leur délivrer des messages secrets,
n’est-ce pas ? », interrogea Ariobarzanès sans cesser de sourire.
Eumolpos avala de travers et fut
secoué par une quinte de toux.
« Un peu d’eau ? »,
lui demanda le cuisinier d’un air empressé. Le visage empourpré, Eumolpos
refusa d’un signe de la main et reprit bientôt son attitude imperturbable et
son sourire séduisant. « Je n’ai pas saisi cette aimable plaisanterie,
dit-il.
— Ce n’est pas une plaisanterie,
rétorqua le satrape en arrachant l’aile d’une grive à la broche et en la
dévorant du bout des incisives. C’est la pure vérité. »
Eumolpos chassa le mouvement de
panique qui tenaillait ses intestins. Il s’empara d’un beignet et fit mine de
le savourer, puis il observa d’un air condescendant : « Allons, mon
illustre seigneur, je refuse de croire que tu prêtes attention à des bavardages
qui seraient spirituels s’ils ne jetaient pas de l’ombre sur la réputation d’un
honnête homme qui… »
Ariobarzanès l’interrompit d’un
geste poli, il s’essuya les mains sur le tablier du cuisinier, se leva et
marcha vers la fenêtre en invitant Eumolpos à le rejoindre.
« Je t’en prie, mon bon
ami. »
Eumolpos fut bien obligé de le
suivre et de regarder ce qui se passait dans la cour. Les quelques bouchées
qu’il avait avalées lui restèrent sur l’estomac, et son visage blêmit. Son
courrier, nu, était accroché à un pal par les bras, et de longues bandes de
peau pendaient le long de son corps en découvrant sa musculature sanguinolente.
À certains endroits, la chair avait été arrachée jusqu’à l’os, et ses
testicules formaient un collier grotesque autour de son cou. Il était inanimé.
« C’est lui qui a parlé »,
expliqua Ariobarzanès d’un air impassible.
Un peu plus loin, un esclave hyrcanien
épointait un pal d’acacia à l’aide d’un couteau très aiguisé et le polissait
sur une pierre ponce.
Le regard d’Ariobarzanès alla du pal
à Eumolpos, tandis que ses mains effectuaient un geste très explicite.
Le pauvre homme déglutit en secouant
la tête convulsivement.
« Je savais que nous nous
comprendrions, mon vieil ami, dit le
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