Le Roman d'Alexandre le Grand
où
j’ai fui Pella, du jour où mon père voulait me tuer ?
— Et comment ! J’étais là.
— Je fuyais en compagnie de ma
mère dans l’intention de gagner l’Épire. Nous nous étions arrêtés pour passer
la nuit dans une forêt de chênes située à une trentaine de stades à l’ouest de
Béroée. Au milieu de la nuit, j’ai soudain vu ma mère se lever et s’éloigner
dans le noir : on aurait dit que ses pieds ne touchaient pas le sol. Elle
se rendait en un lieu où se trouve une vieille idole de Dionysos recouverte de
lierre. Je l’ai vue, comme je te vois à présent, faire jaillir un énorme
serpent de la terre, je l’ai vue déchaîner une orgie de satyres et de ménades
qui jouaient de la flûte, possédée… »
N’en croyant pas ses oreilles,
Eumène le regardait d’un air déconcerté. « Il est probable qu’il
s’agissait d’un rêve.
— Pas du tout. À un moment
donné, j’ai senti une main se poser sur mon épaule. C’était elle,
comprends-tu ? Mais un instant plus tôt, je l’avais vue jouer de la flûte,
enroulée dans les anneaux d’un serpent gigantesque. Je me trouvais là, je
n’étais pas allongé sur ma couche. Nous avons même marché un moment ensemble pour
rentrer. Comment expliques-tu tout cela ?
— Je l’ignore. Certaines
personnes se déplacent en dormant et certaines, dit-on également, peuvent se
détacher de leur corps, s’éloigner et se montrer à autrui. C’est ce qu’on
appelle une ekstasis. Olympias n’est pas une femme comme les autres.
— Cela ne fait aucun doute.
Antipatros a de plus en plus de difficultés à lui tenir la bride haute. Ma mère
veut gouverner, elle veut exercer le pouvoir, et il ne sera pas facile de le
lui interdire. Je me demande ce qu’Aristote pense de tout cela.
— Il suffit d’interroger
Callisthène pour le savoir.
— Callisthène m’agace parfois.
— Ça se voit. Et cela le
désole.
— Il ne fait rien pour
l’éviter.
— Les choses ne sont pas aussi
simples. Callisthène a des principes, et son oncle lui a appris à ne pas
transiger à ce propos : tu devrais essayer de le comprendre… », puis
Eumène changea de sujet : « Quelles sont tes intentions en ce qui
concerne l’avenir proche ?
— Je veux organiser des jeux
théâtraux et gymniques.
— Des jeux… théâtraux ?
— Oui.
— Mais pourquoi ?
— Les hommes ont besoin de
distraction.
— Les hommes ont besoin de
reprendre leur épée. Cela fait plus d’un an qu’ils ont cessé de se battre, et
si les Perses fondaient sur nous, je ne sais…
— À l’heure qu’il est, les
Perses ne risquent pas de fondre sur nous. Darius est occupé à réunir la plus
grande armée qu’on ait jamais vue afin de nous anéantir.
— Et tu le laisses faire ?
Tu préfères organiser des jeux théâtraux et gymniques ? »
Le secrétaire secoua la tête comme
s’il parlait de folie pure, mais Alexandre se leva et lui posa la main sur
l’épaule. « Ecoute, nous ne sommes pas en mesure de mener une campagne
exténuante pour conquérir toutes les villes et les forteresses de l’Empire
perse. Tu as vu ce que la prise de Milet, celles d’Halicarnasse et de Tyr nous
ont coûté…
— Oui, mais…
— Je veux laisser à Darius le
temps de mettre son armée sur pied jusqu’au dernier soldat, puis je
l’affronterai et je résoudrai tout en une seule et unique bataille.
— Mais… nous pourrions perdre. »
Alexandre dévisagea son ami comme
s’il venait de proférer une absurdité. « Perdre ? Ce n’est pas
possible. »
Eumène baissa les yeux. Il
comprenait que la lettre d’Olympias avait conforté Alexandre dans sa conviction
d’être invincible et immortel. Et peu importait, ou presque, qu’il eût une
forme divine. Mais l’armée et ses compagnons auraient-ils la même conviction et
la même détermination que lui ? Que se passerait-il le jour où ils se
heurteraient, dans une immense plaine d’Asie, à la plus grosse armée de tous
les temps ?
« À quoi penses-tu ? lui
demanda Alexandre.
— À rien, je me souviens d’un
passage de la marche des Dix Mille, celui où…
— Tais-toi, l’interrompit le
roi. Je sais à quoi tu fais allusion. » Et il commença de réciter :
Il était midi et l’armée n’était pas
encore en vue ; mais au début de l’après-midi on aperçut de la poussière
qui formait comme un nuage blanc, puis un peu plus tard une sorte de nuage noir
qui
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