Le Roman d'Alexandre le Grand
hospitalité.
— Remercie-la de ma part, et
dis-lui que je ne veux pas la déranger : je suis venu dans l’intention de
prêter secours à l’épouse de Darius, qui se trouve en difficulté. Mon médecin,
continua-t-il en la regardant droit dans les yeux, prétend qu’il pourrait
l’aider si… si elle oubliait un instant sa pudeur et l’autorisait à
l’examiner. »
Sisygambis réfléchit en rendant son
regard à Alexandre, et ils mesurèrent tous deux la force du langage des yeux et
la froideur du langage formel de l’interprète. Au cours de cet instant de
silence, ils entendirent la plainte assourdie de la parturiente, qui luttait
contre la souffrance dans une solitude orgueilleuse. La reine mère parut
troublée par ces gémissements, et ses yeux s’embuèrent.
« Je ne crois pas que ton
médecin pourrait l’aider, même si elle l’y autorisait, dit-elle.
— Pourquoi, Grande Mère ?
Mon médecin est fort habile et… » Il s’interrompit en comprenant que les
pensées de la vieille femme suivaient un autre cours.
« Je crois, reprit Sisygambis,
que ma belle-fille refuse d’accoucher.
— Je ne comprends pas, Grande
Mère : mon médecin pense que la position dans laquelle se trouve le bébé
l’empêche de venir au monde, et… »
Deux larmes roulèrent sur les joues
de la reine, marquée par l’âge et la douleur. Elle lui adressa, lentement, une
réponse aux allures de sentence : « Ma belle-fille refuse d’accoucher
d’un roi prisonnier, et aucun médecin n’a le pouvoir de modifier sa décision.
Elle retient l’enfant en elle pour mourir avec lui.
Confus, Alexandre baissa la tête et
se tut.
— Ce n’est pas ta faute, mon
garçon, continua Sisygambis d·une voix brisée par l’émotion. Le destin t’a créé
pour détruire l’empire que Cyrus a fondé. Tu es pareil au vent qui souffle
impétueusement sur la terre, et qui change tout sur son passage. Mais les
hommes demeurent attachés à leurs souvenirs comme les fourmis s’accrochant aux
brins d’herbe au plus fort de la tempête. »
C’est alors qu’on entendit un cri,
suivi par un chœur lugubre de lamentations, dans les pièces centrales du
palais.
— Voilà, dit Sisygambis. Le
dernier Roi des Rois est mort avant de naître. »
Deux servantes entrèrent, elles
recouvrirent d’un voile noir le visage et les épaules de la reine mère afin que
celle-ci puisse laisser libre cours à son chagrin à l’abri des yeux d’autrui.
Alexandre eût aimé prononcer
quelques mots, mais en voyant la reine pareille à une statue, à une image de la
déesse de la nuit, il préféra s’en abstenir. Il inclina la tête un instant puis
quitta la salle et s’engagea dans le couloir parmi les pleurs et les
gémissements des femmes de Darius. Blême, Philippe sortait sans mot dire de
l’antichambre de la reine morte.
Le lendemain, Alexandre donna
l’ordre de célébrer des funérailles solennelles, d’enterrer la reine avec le
faste et les honneurs dus à son rang, et de dresser sur sa tombe un gigantesque
tumulus, selon les coutumes de sa tribu natale. Tandis qu’on la mettait en
terre, il ne parvint pas à retenir ses larmes en songeant à la beauté et à la
délicatesse de la jeune femme et à ce bébé qui ne verrait jamais la lumière du
soleil.
Cette nuit-là, l’eunuque s’enfuit.
Il chevaucha des journées et des nuits entières pour atteindre les avant-postes
perses aux environs du fleuve Tigre. Il demanda à être conduit au campement du
roi Darius, situé de l’autre côté du fleuve. Un groupe de cavaliers mèdes
l’escorta sur dix parasanges à travers le désert, et le lendemain, au coucher
du soleil, l’amena devant le Grand Roi.
Darius tenait conseil avec ses
généraux, vêtu comme un simple soldat d’un pantalon de lin brut et d’une
tunique en antilope. Seules sa tiare rigide et sa dague d’or massif,
l’étincelante akinaké qui pendait à son côté, témoignaient de sa royauté.
L’eunuque se jeta à terre et, le
front dans la poussière, raconta en sanglotant ce qui s’était produit à
Tyr : le long et douloureux travail de la reine, sa mort, ses funérailles.
Il mentionna même les larmes d’Alexandre.
Profondément troublé par cette
nouvelle, Darius ordonna à l’eunuque de le suivre dans la partie centrale de sa
tente.
« Pardonne-moi, Grand Roi, de
t’avoir apporté des nouvelles si tristes, pardonne-moi, répétait l’eunuque.
— Ne pleure pas, le
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