Le Roman d'Alexandre le Grand
bataillons de pézétairoï et la cavalerie thessalienne. L’aile droite
de notre alignement sera tenue par les alliés grecs et les mercenaires que le
Noir coordonnera : ils auront pour tâche de résister à d’éventuelles
manœuvres de débordement de l’aile gauche perse afin de permettre à la Pointe
de briser le centre ennemi. Avez-vous des questions ?
— Une seule, dit Séleucos.
Pourquoi acceptons-nous le combat sur un terrain que l’ennemi a
choisi ? »
Alexandre sembla hésiter à lui
répondre, puis il s’approcha de lui et plongea ses yeux dans les siens.
« Sais-tu combien de forteresses parsèment l’empire de Darius d’ici aux
montagnes du Paropamisos ? Combien de cols fortifiés, combien de
citadelles et de villes murées ? En essayant de nous en emparer nous
verrions nos cheveux blanchir dans un effort vain et massacrant, nous perdrions
nos soldats en une lente stillation, nous saignerions à blanc notre pays en lui
ôtant toute sa jeunesse et en le condamnant à un déclin rapide. Darius a monté
un plan habile pour m’attirer dans cet endroit et m’anéantir. J’ai fait
semblant de mordre à l’hameçon. Il ignore que j’ai pris volontairement cette
décision et que je finirai par le battre.
— Et comment ? demanda
encore Séleucos sans baisser les yeux.
— Tu le verras à l’aube,
répliqua Alexandre. C’est tout pour aujourd’hui. Rejoignez vos détachements et
essayez de dormir, car il faudra que vous donniez demain jusqu’à votre dernière
goutte de sueur et votre dernière étincelle d’énergie. Que la fortune et les
dieux vous soient favorables. »
Les membres de l’assistance se
saluèrent et s’éloignèrent. Alexandre les accompagna jusqu’au seuil de sa tente
et, quand ils furent sortis, marcha jusqu’à l’enclos de Bucéphale, désireux de
le nourrir et de l’abreuver lui-même. Tandis que le cheval plongeait le nez
dans un seau rempli d’orge, le roi lui parlait et lui caressait la crinière.
« Mon beau Bucéphale, mon grand ami… Demain, ce sera ta dernière bataille,
je te le promets. Tu n’apparaîtras ensuite que dans les parades, tu ne me
porteras plus que pour mes entrées triomphales dans les villes, ou quand nous
irons galoper, toi et moi, dans les collines de la Médie, le long des rives du
Tigre ou de l’Araxe. Mais il faudra d’abord que tu me conduises à la victoire,
Bucéphale. Il faudra que, demain, tu galopes plus vite que le vent, plus vite
que les flèches et que les traits perses : rien ne devra résister à ta
fougue. »
L’animal leva sa tête fière en
soufflant et en remuant la crinière.
« Tu m’as compris,
Bucéphale ? Tu piétineras les cavaliers mèdes et cissiens, les Hyrcaniens
et les Chorasmiens, tu entraîneras tous tes compagnons dans ta charge, tu seras
le tonnerre qui déchire les montagnes, et les cinq cents cavaliers de la Pointe
feront trembler la terre dans ton sillage. »
L’étalon racla la terre de son sabot
et se cabra soudain dans un hennissement de défi, puis il parut se calmer et
posa son museau sur la poitrine de son maître, en quête d’une caresse. Il
voulait lui dire qu’il était prêt et que rien au monde n’arrêterait son galop.
Alexandre déposa un baiser sur son
front et le quitta. Il se dirigea vers la tente de la reine mère Sisygambis,
qui se dressait à l’ombre d’un bosquet de sycomores, à la limite du campement.
Il se fit annoncer, et un eunuque l’introduisit dans le centre du pavillon, où
la souveraine le reçut, assise sur son trône.
Alexandre attendit qu’elle
l’autorise à prendre place, ainsi que le voulait l’usage de la cour, puis il
commença :
« Grande Mère, je suis venu te
dire que nous nous apprêtons à combattre Darius dans un affrontement décisif,
sans doute le dernier. Quand le soleil se couchera, l’un de nous deux aura péri
et je ferai tout mon possible pour gagner cette bataille.
— Je le sais, répondit
Sisygambis.
— Cela pourrait avoir pour
conséquence la mort de ton fils. »
La reine mère hocha gravement la
tête.
« Ou la mienne », ajouta
bientôt Alexandre.
Sisygambis leva ses yeux embués et
soupira. « Ce sera dans les deux cas une journée funeste pour moi. Quoi
qu’il arrive, quelle que soit l’issue du combat. Si tu gagnes, je perdrai mon
fils et ma patrie. Si tu perds ou si tu es tué, je perdrai un être que j’ai
appris à aimer. Tu m’as donné un amour filial et tu as respecté les
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