Le Roman d'Alexandre le Grand
les surpassent au lit.
— Cela dépend desquels,
répliqua Séleucos d’une voix impassible. Celui-ci ne m’a pas l’air
extraordinaire.
— Allez, parle », insista
Alexandre.
Alors l’eunuque avança en fixant le
meuble que Léonnatos avait placé sous les pieds du souverain.
« Je suis un eunuque,
commença-t-il. Et par nature, je suis fidèle à mon maître, quel qu’il soit.
J’ai d’abord été fidèle à mon seigneur, le roi Darius, et je te suis à présent
fidèle, toi qui es mon nouveau souverain. Mais je ne peux m’empêcher de pleurer
en constatant la vitesse avec laquelle la fortune peut changer. Ainsi, ce
meuble que tu utilises comme tabouret n’est autre que la table où Darius, le
Grand Roi, prenait ses repas. Nous le considérions comme un objet sacré, digne
de notre vénération. Et voilà que tu y poses les pieds… »
Alexandre rougit en comprenant qu’il
avait commis un acte d’une grossièreté impardonnable, et il s’apprêta à se
lever. Mais Aristandre le retint : « N’en fais rien. Cet événement
apparemment fortuit ne contient-il pas un message ? Les dieux ont voulu
qu’il se produise afin que tout le monde sache qu’ils ont placé sous tes pieds
l’empire de Darius. »
La table de Darius demeura donc là
où elle était.
Au terme de l’audience, les membres
de l’assistance se dispersèrent pour visiter l’immense palais. Le chambellan,
qui était lui aussi un eunuque, introduisit Alexandre dans le harem impérial,
qui abritait des dizaines de jeunes filles aux vêtements traditionnels et d’une
beauté pleine de charmes. Elles l’accueillirent en poussant des petits rires de
plaisir. Certaines avaient la peau sombre, d’autres un teint clair et des yeux
bleus ; il y avait même une Éthiopienne dont la somptueuse beauté évoqua
dans le souvenir d’Alexandre une statue de bronze de Lysippe.
« Si tu souhaites jouer avec
elles, dit l’eunuque, elles seront heureuses de t’accueillir dès ce soir.
— Remercie-les de ma part et
dis-leur que je viendrai bientôt profiter de leur compagnie. »
Il traversa ensuite d’autres pièces
et s’aperçut bientôt que ses amis s’étaient rassemblés autour d’un monument. Il
s’arrêta pour le contempler à son tour : c’était un ensemble de deux
statues en bronze, qui représentait deux jeunes gens brandissant leur poignard,
prêts à tuer.
« Harmodios et Aristogiton,
expliqua Ptolémée. Regarde, le monument aux meurtriers du tyran Hipparque,
frère d’Hippias, ami des Perses et traître à la cause grecque. Avant
d’incendier Athènes, le roi Xerxès l’emporta comme butin de guerre. Il témoigne
de cette humiliation depuis cent cinquante ans.
— J’ai entendu dire qu’ils ne
tuèrent pas Hipparque pour renverser sa tyrannie, mais par jalousie envers un
beau jeune homme dont ils étaient tous deux amoureux, intervint Léonnatos.
— Cela ne change rien à
l’histoire, observa Callisthène, qui examinait ce célèbre monument avec
admiration. Quoi qu’il advînt alors, ces deux hommes ramenèrent la démocratie à
Athènes. »
Ces mots jetèrent L’embarras dans
l’assistance : tout le monde se souvenait des discours violents de
Démosthène en faveur de la liberté d’Athènes contre le « tyran »
Philippe. Selon l’avis de ses compagnons, Alexandre semblait oublier jour après
jour l’éducation à la démocratie qu’il avait reçue d’Aristote, ainsi que les
recommandations que celui-ci lui envoyait de temps à autre. Son esprit paraissait
se tourner toujours plus vers le faste impérial, qui ne cessait de le fasciner.
« Je souhaite offrir ce cadeau
à la ville d’Athènes où je vous ordonne de l’acheminer sans tarder, dit
Alexandre, qui avait deviné les pensées de ses amis. Ils comprendront ainsi, je
l’espère, que les épées macédoniennes ont obtenu un résultat que mille discours
de leurs orateurs n’auraient jamais pu atteindre. »
La reine mère Sisygambis et les
concubines du roi, accompagnées de leurs enfants, réintégrèrent leurs appartements
après une longue absence. Elles furent envahies par l’émotion en retrouvant les
objets qui jadis leur avaient été familiers. Elles pleurèrent sur les lits où
elles avaient été aimées, sur les montants des portes qui limitaient l’accès à
leurs chambres nuptiales, consacrées par la présence du Grand Roi, mais rien
n’était plus comme avant. Si les objets qui meublaient les
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