Le Roman d'Alexandre le Grand
résonnaient encore peu de temps auparavant.
Immobiles le long du mur, dans leurs uniformes de gala, les pages se
dévisageaient d’un air plein d’effroi. Se tournant vers eux, Callisthène cita une
sentence d’Aristote : « Celui qui commet un crime dans l’ivresse est
doublement condamnable : parce qu’il s’est enivré et parce qu’il a commis
un crime. »
Eumène lui dit alors en secouant la
tête : « Mais pour qui te prends-tu ? » L’un des pages, en
revanche, un certain Hermolaos, lui lança un regard admiratif.
Pendant trois jours et quatre nuits,
Alexandre pleura désespérément, en invoquant le nom de son ami tué. Il refusa
de boire et de s’alimenter.
Inquiets de son état, craignant
qu’il ne perde la raison ou la vie, ses compagnons supplièrent Aristandre
d’intervenir. Le devin pénétra dans la pièce et parla longuement au roi, lui
rappelant le rêve qu’il avait fait et le présage funeste des moutons qui
avaient quitté l’autel du sacrifice : cet événement était écrit. Il était
inéluctable. Il finit par ramener Alexandre à la vie, mais dès lors, le spectre
de Cleitos le Noir assombrit l’existence du roi, comblant de douleur et de
remords le reste de ses jours. Il s’adonna plus volontiers à la boisson, et les
pages à qui revenait l’honneur, selon la tradition, de veiller tour à tour sur
son sommeil, conçurent du mépris à son égard en le voyant à plusieurs reprises
rentrer ivre mort, soutenu par ses compagnons ou ses soldats, et s’enfoncer
dans un sommeil lourd, ponctué de ronflements et d’éructations bestiales.
Seule Leptine continuait de le
servir avec amour, priant ses dieux en silence afin qu’il retrouve sa sérénité.
Au début de l’automne, les deux
corps d’armes se réunirent à Maracanda.
Cratère fut bouleversé par la
nouvelle de ce terrible drame. Afin d’éviter la présence du roi, qui l’aurait
rempli d’embarras, il se remit en marche vers le désert, bien décidé à donner
une dernière leçon à la tribu des Massagètes qui adhérait à la révolte de
Spitaménès. Mais ceux-ci avaient compris que le satrape serait incapable de
soulever la Bactriane et la Sogdiane contre Alexandre ; en outre, ils
étaient épouvantés par l’épisode qui s’était déroulé sur le fleuve Artacoénes.
Dravas leur avait également appris que ce roi venu d’Occident était un
demi-dieu invincible, qui pouvait apparaître à l’improviste dans n’importe quel
lieu et les frapper avec une violence dévastatrice. Ils convoquèrent le conseil
de leurs chefs et décidèrent de nouer de bons rapports avec leur nouveau
seigneur, afin de ne pas provoquer sa colère. Ils capturèrent Spitaménès en le
surprenant dans son sommeil, le décapitèrent et offrirent sa tête à Cratère en
signe de leur bonne foi.
Avec les premiers frimas, les deux
corps d’armes macédoniens, à nouveau réunis à Maracanda, prirent la route de
Bactres pour y passer l’hiver.
49
Au printemps suivant, Alexandre se dirigea vers la Sogdiane afin
d’anéantir les dernières poches de résistance et de prendre en particulier une
forteresse perchée sur des montagnes qu’on appelait Roc-de-Sogdiane, un nid
d’aigle inaccessible dont le seigneur, un dénommé Oxyartès, était un homme
courageux et téméraire, irréductible. Un sentier étroit, creusé dans la roche
vive, menait à l’unique porte de la forteresse, qu’on avait ménagée dans une
très haute muraille, surplombant le précipice. Du côté postérieur, l’enceinte
s’appuyait sur un pic rocheux, couvert de glace pendant toute l’année, ou
presque, qui s’élevait sur plus de mille pieds au-dessus de la citadelle.
Alexandre envoya un héraut et un
interprète à Oxyartès afin de lui demander sa reddition, mais celui-ci s’écria
du haut des remparts : « Nous ne nous rendrons jamais ! Nous
avons des vivres en abondance et nous pouvons résister des années entières,
pendant que vous mourrez de froid et de faim. Dites à votre roi que seuls des
soldats ailés lui permettraient de conquérir ma forteresse.
— Des soldats ailés !
répéta Alexandre quand le héraut lui eut rapporté la réponse du seigneur perse.
Des soldats ailés… »
Diadès de Larissa examina le nid
d’aigle en portant la main à son front pour se protéger de la réverbération du
soleil sur la neige. « Si tu penses à Dédale et à Icare, je dois te
rappeler qu’il s’agit seulement d’une
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