Le Roman d'Alexandre le Grand
l’attendait à l’extérieur. Il faut
que je ferme.
— J’arrive », répondit le
philosophe.
Il sortit rapidement et remercia
l’homme.
Il passa la nuit sous le portique,
enroulé dans son manteau comme tous les autres pèlerins ; mais il dormit
peu. L’amphictyonie ! Était-ce possible ? Possible que le sanctuaire
le plus vénérable du monde grec eût provoqué la mort du roi Philippe ?
Cette ombre sur le mur n’était peut-être qu’une étrange coïncidence… et l’envie
de donner une solution à l’énigme qui avait défié pendant des années son
intelligence l’aveuglait peut-être. Et pourtant, cette hypothèse était la seule
à être étayée par une preuve objective : l’arme qui avait tué le roi
provenait du temple ! En fin de compte, l’hypothèse était parfaitement
plausible : la plus haute autorité du monde grec œcuménique pouvait-elle
être définitivement soumise au bon vouloir d’un seul homme ? Tuer un grand
roi au moment où tout le monde, ou presque, était susceptible d’avoir tramé cet
assassinat, n’était-ce pas la manifestation d’une intelligence divine ?
La responsabilité d’un tel crime
aurait ainsi pesé sur les Athéniens, qui voyaient en lui un oppresseur et
l’usurpateur de leur suprématie ; sur les rescapés thébains, que le
massacre de Chéronée avait remplis de haine à son égard ; sur les Perses,
qui redoutaient une invasion de l’Asie ; sur la reine Olympias qui le
haïssait parce qu’il l’avait humiliée et qu’il lui avait préféré la très jeune
Eurydice ; sur le prince Amyntas, enfin, que Philippe avait privé d’une
succession légitime. Alexandre lui-même entrait dans cette liste, qui englobait
tout le monde, et donc personne. Sublime. Le mobile justifiait le crime :
le pouvoir sur l’esprit des hommes, bien plus fort et plus important que
n’importe quel pouvoir au monde, semblable au pouvoir des dieux. Il ne lui
restait plus qu’à procéder à une ultime confrontation : avec l’homme qui
avait tué Pausanias et qui, d’après ses informations, travaillait sur des
terres appartenant au sanctuaire.
Il faisait encore nuit quand
Aristote se leva. Il installa le bât sur son âne et reprit sa route. Il
parcourut la voie qui menait à la mer sur environ dix stades, puis il s’engagea
sur un sentier muletier qui s’en écartait, menant à un petit plateau aménagé en
terrasses pour la culture de la vigne.
Voilà, l’homme qu’il cherchait
devait vivre dans cette maison basse au toit de tuiles et précédée d’un petit
portique soutenu par des colonnes d’olivier, non loin d’un chêne centenaire.
Il pénétra dans l’aire, où quelques
cochons grognaient en mangeant des glands au pied du chêne. Il demanda :
« Y a-t-il quelqu’un ? Hé, y a-t-il quelqu’un ? » Pas de
réponse. Il mit pied à terre et frappa à la porte, qui s’ouvrit. Un rayon de
lumière éclaira alors la pièce.
C’était lui. Il pendait à une corde
attachée aux poutres du plafond.
Aristote recula avec effroi, il
rejoignit son âne et le talonna, s’éloignant le plus rapidement possible.
De retour à Athènes, il refusa
pendant quelques jours de recevoir qui que ce soit. Il détruisit ses notes et
les copies des lettres qu’il avait envoyées à son neveu à ce sujet. Il ne
laissa que des réflexions vagues et générales dans le dossier de l’enquête et
entreprit d’écrire une conclusion : « Il faut sans doute chercher la
cause de ce crime dans une sordide histoire d’amours masculines… »
Vers la fin du mois, un courrier
frappa à sa porte et lui remit un pli volumineux. En l’ouvrant, Aristote
constata qu’il renfermait des objets personnels de Callisthène ainsi que les
lettres qu’il lui avait adressées. Il y avait aussi un rouleau marqué du sceau
de Ptolémée, fils de Lagos, garde du corps du roi Alexandre, commandant du
corps d’armée macédonien. Le philosophe le déroula, les mains tremblantes, et
lut :
Ptolémée à Aristote, salut !
Le quatrième jour du mois
d’Élaphébolion de la troisième année de la cent treizième Olympiade, ton neveu
Callisthène, historien officiel de l’expédition d’Alexandre, a été retrouvé
mort sous sa tente. Philippe, le médecin du roi, a constaté que son décès avait
été causé par l’absorption d’un puissant poison. Un groupe de jeunes pages
avait ourdi un complot pour tuer le roi, et bien qu’aucun accusé n’eût
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