Le Roman d'Alexandre le Grand
prononcé
le nom de Callisthène, certains lui attribuaient une sorte de responsabilité
morale dans ce dessein criminel. Il semblait étrange, en effet, que des garçons
aussi jeunes aient pu concevoir le projet d’assassiner leur roi sans avoir été
inspirés par un esprit plus mûr. Nous avons des raisons de croire que ton neveu
a voulu prévenir par le suicide une condamnation plus pénible.
Le roi étant troublé par de nombreux
sentiments contraires, il m’a chargé de t’écrire en son nom.
Je sais que cette nouvelle te
parviendra avec un grand retard : alors que je commençais à t’écrire,
l’armée s’enfonçait dans un territoire difficilement accessible pour
entreprendre l’invasion de l’Inde. J’ai voulu t’envoyer aussi la copie de
l’Histoire de l’expédition d’Alexandre, que Callisthène avait fait exécuter par
son copiste, afin que tu puisses la lire. Hélas, sa mort regrettable laisse son
œuvre inachevée.
J’ai toutefois jugé bon de te
relater les événements qui se sont déroulés jusqu’à ce moment précis, et les
épisodes marquants de l’expédition indienne, au cas où tu voudrais compléter
l’œuvre de ton neveu de la façon que tu trouverais la plus opportune.
En outre, je voudrais te raconter
une histoire qui t’intéressera peut-être. Depuis longtemps vivait au campement
un certain Pyrrhon, originaire d’Élis. Ce pauvre peintre, peu connu, suivait
l’expédition dans le but de s’enrichir. Au fil des années, il avait rencontré
des mages en Perse et des sages en Inde, après avoir longtemps fréquenté
Callisthène. Il est à présent occupé à élaborer une nouvelle pensée à partir de
toutes ces expériences, et il est fort possible qu’elle lui procure à l’avenir
une certaine renommée.
J’espère que cette lettre te
trouvera en bonne santé. Prends soin de toi.
52
Aristote attendit la fin du mois et les premiers frimas pour lire le
compte rendu de Ptolémée, une exposition succincte, mais efficace, susceptible
de fournir les éléments pour une suite à l’œuvre de Callisthène.
L’armée s’ébranla et traversa le
Paropamisos, ou Caucase indien, comme certains préfèrent l’appeler, au prix de
graves sacrifices. Il faisait si froid sur le col que plusieurs sentinelles en
moururent : on les retrouva encore appuyées contre les arbres à leurs
postes de garde, les yeux fixes, la moustache et la barbe recouvertes de glace.
Une fois encore, Alexandre se distingua par sa profonde humanité. Ainsi, ayant
remarqué un vétéran, à bout de forces, qui tremblait de froid, il ordonna qu’on
aille chercher son trône, en bois, et qu’on le brûle afin que l’homme puisse se
réchauffer. Nous arrivâmes au terme de neuf jours de marche à la ville de Nysa,
que Dionysos aurait visitée au cours de ses pérégrinations en Inde, ainsi que
le prétendent ses habitants. À preuve, le mont Méros, dont le nom signifie « cuisse »
en grec, puisque Dionysos naquit de la cuisse de Zeus. Ces gens soutiennent en
outre que c’est le seul endroit, en Inde, où pousse le lierre, plante consacrée
au dieu.
Tout le monde se couronna de lierre,
célébra de grandes fêtes et des orgies, buvant, dansant le komos et
criant : « Euoè ! »
L’armée fut ensuite divisée en deux
contingents. Celui qu’Alexandre avait confié à Héphestion et Perdiccas
descendit la vallée d’un torrent, du haut plateau jusqu’à sa confluence avec
l’Indus, afin d’y construire un pont. L’autre, dont je faisais partie, avec le
roi et les autres compagnons, marcha vers le haut cours de l’Indus pour
soumettre les villes situées dans ces vallées. Massaga, Bazira et Ora tombèrent
ainsi après des assauts répétés. La plus grande de toutes, nommée Aornos, de
vingt milles de circonférence, se dressait sur une hauteur de huit mille pieds,
elle était défendue par un défilé aux parois escarpées.
Le roi ordonna qu’on bâtisse un
terre-plein et une rampe, et je pris position, de nuit, sur un avant-poste d’où
je pouvais menacer la ville sur l’un de ses points faibles. Les Indiens se
défendirent avec un grand courage, mais les béliers finirent par se ménager une
brèche dans leur muraille et l’armée se déversa à l’intérieur. Nous unîmes
alors nos deux détachements et nous nous emparâmes de la ville au terme d’un
assaut simultané. Alexandre offrit aux Indiens la possibilité de s’enrôler dans
son armée en qualité de
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