Le Roman d'Alexandre le Grand
Je
sais que nous gagnerons aussi cette bataille contre le fleuve et contre la
mer : mon ancêtre, Achille, s’est battu contre le Scamandre et l’a
emporté. Je l’emporterai, moi aussi. Attendons que la nuit passe. À la lumière
du soleil, les choses changent. »
Ce fut une nuit sombre de nouvelle
lune, et l’obscurité accrut encore le trouble et la panique. Néarque fit sonner
les trompettes d’alerte et demanda aux hérauts de transmettre aux marins
l’ordre de ne bouger pour aucune raison. Mais nombre d’entre eux, terrorisés
par ce phénomène et par les racontars qu’ils avaient entendus dans les ports et
les auberges de leurs villes d’origine, tentèrent de s’enfuir à la faveur des
ténèbres pour se réfugier sur la rive. Ils moururent tous, engloutis par la
boue et par les sables mouvants, et ceux qui essayèrent de leur porter secours
moururent à leur tour. Leurs cris et leurs appels désespérés retentirent tout
au long de la nuit, plongeant dans l’angoisse et la terreur ceux qui étaient
restés impuissants sur les navires. Puis les cris s’éteignirent et l’on
n’entendit plus que le hurlement des oiseaux nocturnes et le rugissement
lointain des tigres qui rôdaient dans les fourrés à la recherche d’une proie.
Sur le vaisseau amiral, Roxane se
blottit dans les bras d’Alexandre en tremblant de peur, effrayée par cette
nature hostile et cruelle, si différente de ses montagnes natales et de leur
ciel limpide. Quant à Néarque et aux marins de l’équipage, ils demeurèrent
immobiles et silencieux, même si, de temps à autre, l’un d’eux racontait en
murmurant ses expériences de la mer. Peu avant l’aube, un bruit lointain brisa
le silence. Le roi tendit l’oreille.
« As-tu entendu ? »,
demanda-t-il.
Déjà Néarque courait à la proue et
se penchait par-dessus bord pour tenter de déterminer ce qui provoquait ce
bruit croissant. Soudain, il vit une sorte de bande blanchâtre avancer
rapidement sous la lumière pâle de l’aube : un bouillonnement d’écume, des
déferlantes qui galopaient vers la flotte sans défense et prisonnière de la
boue.
« Trompettes ! s’écria
l’amiral. Sonnez l’alerte ! Sonnez l’alerte ! Voici le reflux !
Hommes, à vos rames ! À vos rames, vite ! Timoniers, à la
barre ! » Et tandis que les sonneries de trompette perçaient le ciel
gris du matin, il lança une corde au roi afin qu’il s’attache au mât avec
Roxane. Après quoi, il se précipita au timon pour prêter main forte à ses
marins et se préparer au choc.
Bientôt, les cris et les appels
angoissés des équipages résonnèrent dans l’immense étendue marécageuse.
L’impact que généra la vague de
reflux fut épouvantable : les navires furent soulevés et repoussés comme
des fétus de paille ; ceux qui étaient trop enfoncés dans la boue furent
désintégrés ; ceux qui présentaient le flanc, renversés et balayés par la
force de l’énorme masse d’eau.
Agrippé au gouvernail, Onésicrite,
pilote de la quinquérème royale, criait à ses hommes de ramer de toutes leurs
forces afin de maintenir la coque en équilibre. Il s’appuyait de tout son poids
sur la barre afin de s’opposer à la force des remous que le reflux entraînait à
la surface des eaux.
L’énorme vague venue de l’océan se
calma, et les forces finirent par s’équilibrer avec celle de l’Indus. Néarque
put alors embrasser la flotte du regard et mesurer l’importance des dégâts. Des
centaines d’embarcations avaient été détruites, et beaucoup d’autres
endommagées ; la surface de l’eau était jonchée de débris, des hommes se
débattaient en essayant de s’accrocher à des poutres ou des morceaux de
bordage.
Toute la journée fut consacrée au
sauvetage des naufragés. Alexandre ne ménagea pas ses efforts pour secourir ses
hommes, se jetant même à l’eau lorsqu’il les voyait céder à l’épuisement.
Le soir, les navires restants furent
tirés au sec sur la rive sableuse de l’Océan, et les commandants des divers
détachements procédèrent à l’appel : plus de mille cinq cents hommes
s’étaient noyés. On plaça les corps qu’on avait retrouvés sur des bûchers,
devant l’armée rangée, et les soldats crièrent les noms de leurs camarades au
vent et aux vagues pour que leur souvenir ne se perde pas.
Le roi célébra un rite funèbre à
l’intention des disparus, fit élever un cénotaphe sur la rive afin que
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