Le Roman d'Alexandre le Grand
négligemment sa coupe de vin. « Dois-je penser que tu as les
oreilles qui traînent, Callisthène ? »
Le jeune homme reposa sa coupe.
« Je suis un historien, Alexandre, et je crois être un bon élève de mon
oncle, comme tu l’as été toi-même. Tu ne devrais pas être surpris de me voir
utiliser les instruments de la logique, plutôt que les racontars de deuxième ou
troisième main.
« Maintenant, laisse-moi
deviner : ton père sait que l’opinion publique athénienne n’est pas
favorable aux Thébains mais il sait aussi que Démosthène fera tout ce qui est
en son pouvoir pour que les Athéniens changent d’avis et soutiennent Thèbes,
laquelle appuie Amphissa contre le conseil du sanctuaire, c’est-à-dire contre
Philippe.
« Démosthène, quant à lui, sait
que le seul espoir de faire obstacle à l’hégémonie macédonienne sur la Grèce
est d’unir les forces d’Athènes à celles de Thèbes. Il s’efforcera donc de
conclure un pacte avec les Thébains, même s’il lui faut pour cela défier le
plus grand consensus religieux des Grecs, l’oracle du dieu Apollon.
— Et à ton avis, comment
réagiront les Thébains ? » demanda Alexandre, curieux de connaître
dans les moindres détails les hypothèses de son interlocuteur.
« Cela dépendra de deux
facteurs : la réaction des Athéniens, et celle de l’armée macédonienne en
Grèce centrale. Ton père tentera d’exercer la plus forte pression possible sur
les Thébains pour les dissuader de se lier à Athènes. Il n’ignore pas qu’une alliance
l’obligerait à affronter la plus grande puissance terrestre et la plus grande
puissance navale de toute la Grèce, un morceau trop gros à avaler même pour le
roi des Macédoniens. »
Alexandre observa un moment de
silence, comme s’il écoutait les bruits de la nuit qui s’échappaient de la
forêt voisine et Callisthène lui versa un peu de vin.
« Que feras-tu lorsque tu auras
terminé ton travail à Miéza ? interrogea-t-il après avoir trempé ses
lèvres dans le breuvage.
— Je pense que je rejoindrai
mon oncle à Stagire, mais j’aimerais aussi suivre la guerre de près.
— Tu pourrais venir avec moi au
cas où mon père me demanderait de l’accompagner.
— J’en serais heureux »,
répliqua Callisthène ; il était facile de comprendre qu’il s’attendait à
une telle proposition, qui comblait aussi bien son ambition que celle
d’Alexandre.
« Alors, viens à Pella dès que
tu en auras terminé ici. »
Callisthène accepta avec
enthousiasme cette invitation. Ils se quittèrent tard dans la nuit, après avoir
longuement discuté de sujets philosophiques. Le lendemain, le jeune homme remit
à son invité les deux ouvrages d’Aristote qu’il lui avait promis, accompagnés
l’un et l’autre d’une lettre autographe du philosophe.
Alexandre regagna le palais trois
jours plus tard, dans la soirée, à temps pour participer au conseil de guerre
réuni par son père. Il y avait là les généraux Antipatros, Parménion et Cleitos
le Noir, ainsi que les commandants des principales unités de la phalange et de
la cavalerie. Alexandre était présent en qualité de commandant de la Pointe.
Sur le mur du fond de la salle du
conseil s’étalait une carte de la Grèce, que Philippe avait fait exécuter
quelques années plus tôt par un géographe de Smyrne. Le souverain s’en servit
pour illustrer la façon dont il entendait procéder.
« Je ne veux pas attaquer
immédiatement Amphissa, affirma-t-il. La Grèce centrale est un territoire
dangereux où il est facile de se laisser enfermer dans des vallées étroites, de
se voir ôter brusquement toute liberté de manœuvre et d’être écrasé par l’ennemi.
Nous devrons donc nous emparer d’abord des clés de cette région, à savoir
Chithinion et Élatée. Nous déciderons plus tard de la suite des événements.
« Nos troupes ont déjà entamé
leur marche d’approche en Thessalie ; Parménion et moi les rejoindrons rapidement
puisque nous partirons demain. Antipatros prendra la tête des subdivisions
restant en Macédoine. »
Alexandre attendait avec impatience
que le roi communique la tâche qu’il lui avait réservée dans ces opérations,
mais il fut déçu.
« Je laisserai à mon fils le
sceau des Argéades afin qu’il me représente en mon absence. Chacun de ses actes
aura valeur de décret royal. »
Le jeune homme feignit de se lever,
mais son père le foudroya du regard.
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