Le Roman d'Alexandre le Grand
tu ne parviens pas à maintenir la paix
dans ta famille ?
— Tais-toi ! » rugit
le roi en abattant son poing sur la table.
Eumène sentit son cœur
s’arrêter ; il était désormais certain que son heure était venue, mais il
songea que dans une situation aussi désespérée, autant valait mourir en
homme ; il continua donc : « La seconde est d’ordre strictement
personnel : nous avons tous une maudite nostalgie de ce garçon, et toi le
premier, sire.
— Encore un mot et je te fais
enfermer par les gardes.
— Et Alexandre souffre
terriblement de toute cette situation.
— Gardes ! hurla Philippe.
Gardes !
— Je puis te l’assurer. Et la
princesse Cléopâtre passe ses journées à pleurer. »
Les gardes entrèrent dans un grand
fracas d’armes.
« J’ai ici une lettre
d’Alexandre, qui dit… » Les gardes s’apprêtaient à l’empoigner.
Alexandre à Eumène, salut !
D’un signe, Philippe leur fit signe
de reculer.
Je suis content de ce que tu me dis
de mon père, du fait qu’il soit en bonne santé et qu’il prépare une grande
expédition contre les barbares en Asie.
Le roi renvoya les gardes.
D’autre part, cette nouvelle
m’attriste profondément.
Eumène s’interrompit pour observer
son interlocuteur. Philippe était bouleversé, en proie à une violente émotion,
et son unique œil de cyclope scintillait autant que la braise sous son front
plissé.
« Continue », dit-il.
Depuis toujours, je rêve de le
suivre dans cette grandiose entreprise et de chevaucher à ses côtés, pour lui
montrer combien je me suis efforcé, tout au long de ma vie, d’égaler sa valeur
et sa grandeur de souverain.
Hélas, les circonstances m’ont
poussé à un geste irrémédiable, et la colère m’a amené à franchir les limites
qu’un fils ne devrait jamais dépasser. Ces choses-là se produisent sans doute
par la volonté d’un dieu, car c’est lorsque les hommes perdent le contrôle de
leurs actions que s’accomplit ce qui est écrit.
Mes amis se portent bien, mais sont
attristés, tout comme moi, par l’éloignement et par l’absence des êtres qui
leur sont chers. Dont tu fais partie, mon cher Eumène.
Assiste le roi de ton mieux. Cela
m’est hélas interdit. Sois tranquille.
Eumène reposa la lettre et tourna
son regard vers Philippe, qui avait caché son visage derrière ses mains.
« Je me suis permis… »,
reprit-il au bout d’un moment.
Le roi leva brusquement la tête.
« Quoi ?
— De préparer une lettre…
— Grand Zeus, je vais tuer ce
Grec, je vais l’étrangler de mes propres mains ! »
À ce moment précis, Eumène avait
l’impression d’être un capitaine qui, après avoir longtemps lutté contre les
flots au milieu de la tempête dans un vaisseau aux voiles déchirées et à la
coque abîmée, arrive à proximité du port et doit demander un dernier effort à
son équipage épuisé. Il prit une grande inspiration, tira de son sac une autre
feuille et commença à la lire sous le regard incrédule du souverain.
Philippe, roi des Macédoniens, à
Alexandre, salut !
Ce qui s’est produit le jour de mes
noces a été pour moi un motif de grande amertume et j’avais décidé, malgré
l’amour qui me lie à toi, de t’exclure à jamais de ma présence. Mais le temps
est un bon médecin et il sait adoucir les souffrances les plus aiguës.
J’ai longuement réfléchi à propos de
cet épisode. Considérant que les hommes les plus âgés et dotés d’une plus
grande expérience de la vie doivent donner l’exemple aux jeunes, souvent
aveuglés par leurs passions, j’ai décidé de mettre fin à l’exil auquel je
t’avais condamné.
Ce même exil est également révoqué
pour tes amis qui en choisissant de te suivre m’ont gravement offensé.
La clémence du père l’emporte donc
sur la rigueur du juge et du souverain. En échange, je te demande seulement de
manifester tes regrets pour l’outrage que j’ai dû subir et de me montrer que
grâce à ton affection filiale de pareilles situations ne se répéteront pas à
l’avenir.
Prends soin de toi.
Eumène demeura immobile et muet au
milieu de la pièce, incapable de deviner ce qui l’attendait. Philippe se
taisait mais à l’évidence, il souhaitait dissimuler les émotions qui
l’animaient ; au reste, il détourna la tête de façon à ne montrer que son
œil aveugle et sec.
Eumène trouva toutefois le courage
de l’interroger : « Qu’en dis-tu,
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