Le Roman d'Alexandre le Grand
affirmé que je n’étais pas même capable de passer d’un lit à l’autre…
— N’y pense plus, sire. Vous
avez tous deux souffert. Alexandre a prononcé des mots qui n’auraient pas dû
franchir ses lèvres, c’est vrai, mais il a été sévèrement châtié. Tu es un
grand souverain, le plus grand, il le sait, et il est fier de toi, je te le
jure. »
Philippe se tut et continua un long
moment au pas, sans rien ajouter. Puis il mit pied à terre devant un ruisseau
dont l’eau froide et limpide provenait de la fonte des neiges, et il s’assit
sur un rocher en attendant Eumène.
« Je pars, annonça-t-il à son
secrétaire.
— Tu pars ? Et où ?
— Alexandre n’arrivera pas
avant une vingtaine de jours, et je veux me rendre à Delphes.
— N’en fais rien, sire :
ils t’entraîneront dans une autre guerre sacrée.
— Tant que je vivrai, il n’y
aura plus de guerre en Grèce, ni sacrée, ni profane. Je ne vais pas voir le
conseil du sanctuaire. Je vais au sanctuaire.
— Au sanctuaire ? répéta
Eumène d’un air étonné. Mais le sanctuaire t’appartient, sire. L’oracle dit ce
que tu souhaites.
— Tu crois ? »
Il commençait à faire chaud. Eumène
ôta sa tunique, plongea son mouchoir dans l’eau et se rafraîchit le front.
« Je ne te comprends pas. Tu me
poses cette question alors que tu as vu, toi-même, le conseil manœuvrer l’oracle
à sa guise et lui faire proclamer ce qui favorisait une ligne politique ou des
alliances militaires précises.
— C’est vrai. Pourtant, le dieu
réussit parfois à dire la vérité, malgré la fausseté et l’effronterie des
hommes qui devraient le servir. J’en suis certain. »
Il appuya les bras sur ses genoux et
baissa la tête pour écouter le murmure du ruisseau.
Eumène était sans voix. Que voulait
dire le roi, lui qui avait connu tous les excès, qui avait été témoin de la
corruption et de la duplicité, qui avait vu la méchanceté des hommes se
déchaîner dans toutes sortes d’atrocités ? Que cherchait cet homme,
couvert de cicatrices visibles et invisibles, dans la vallée de Delphes ?
« Sais-tu ce qui est inscrit
sur la façade du sanctuaire ? demanda bientôt le souverain.
— Oui, sire. Il y est
inscrit : « Connais-toi toi-même. »
— Et sais-tu qui a écrit ces
mots ?
— Le dieu ? »
Philippe acquiesça.
« Je comprends, mentit Eumène.
— Je partirai demain. J’ai
laissé mes consignes et le sceau royal à Antipatros. Ordonne qu’on mette en
ordre les appartements d’Alexandre, fais laver son chien et l’écurie de
Bucéphale, fais briller son armure et veille à ce que Leptine prépare, comme
d’habitude, son lit et son bain. Il faut qu’il retrouve tout ce qu’il a laissé
dans le même état. Mais nous n’organiserons ni fêtes ni banquets. Il n’y a rien
à célébrer : nous sommes tous deux lourds de chagrin. »
Eumène hocha la tête. « Pars en
paix, roi. Tout ce que tu as demandé sera exécuté, et de la meilleure façon.
— Je le sais », murmura
Philippe.
Il le gratifia d’une bourrade sur
l’épaule, bondit sur son cheval et disparut au galop.
Le roi partit le lendemain à l’aube
avec une petite escorte et prit la route du sud. Il traversa la plaine de
Macédoine, pénétra en Thessalie, puis arriva à Delphes par la Phocide après
sept jours de voyage, trouvant, comme à l’accoutumée, la ville pleine de
pèlerins.
Ils venaient de tous les coins du
monde, même de la Sicile et du golfe Adriatique où se dressait, sur une île au
milieu des flots, la ville de Spina. Tout au long de la voie sacrée qui menait
au sanctuaire s’alignaient les petits temples que les diverses cités grecques
dédiaient à Apollon, ornés de sculptures et souvent précédés, ou flanqués, de
spectaculaires groupes de bronze ou de marbre peint.
Il y avait là des dizaines de
comptoirs regorgeant de marchandises : animaux à sacrifier, statues de
toutes tailles à consacrer dans le sanctuaire, reproductions en bronze ou en
terre cuite de la statue de culte placée à l’intérieur du temple et d’autres
chefs-d’œuvre qui en décoraient les abords.
À côté du sanctuaire trônaient le
gigantesque trépied du dieu ainsi qu’un énorme chaudron de bronze, soutenu par
trois serpents entortillés, également en bronze, fondus avec les armes que les
Athéniens avaient confisquées aux Perses au cours de la bataille de Platées.
Philippe rabattit son
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