Le Roman des Rois
malades des miracles évidents par ses mains. »
Je lis et je relis ces lignes et y vois la vérité couverte par le voile de l’apologie.
J’ai connu Philippe le Bel sombre et violent.
Je l’ai entendu menacer ceux qui se dressaient contre lui ou dont il pensait qu’ils étaient ses ennemis.
Et sa main, alors, n’hésitait pas à montrer à ses proches ceux qu’il fallait frapper et faire plier, qu’ils fussent évêques, souverain pontife ou grand maître de l’ordre du Temple.
Philippe le Bel n’était donc pas seulement un affable souverain « plein de grâce et de charité ».
Il savait se montrer impitoyable.
Il était bien le véritable héritier de cette lignée capétienne dont tous les rois ont pensé qu’ils ne devaient rendre compte de leurs actes qu’à Dieu.
Maintenant que la mort m’a éloigné de lui, il a pris place dans ma mémoire aux côtés des autres souverains que j’ai servis. Et d’abord de Saint Louis, celui dont mon père m’a si longuement parlé.
Je sais que Philippe IV le Bel n’a pas eu l’âme limpide d’un Saint Louis.
Son âme fut double, voire trouble.
Voilà pourquoi je l’ai nommé l’Énigmatique .
70.
J’entrais dans ma trentième année lors du sacre du roi de France à Reims, le 6 janvier 1286.
Je me tenais à quelques pas derrière ce jeune souverain d’à peine dix-huit ans et j’étais ému de voir s’avancer vers lui ces infirmes, ces scrofuleux qui l’imploraient. Ils étaient vêtus de haillons, certains s’appuyaient sur la fourche d’une branche qu’ils avaient glissée sous l’une de leurs aisselles, d’autres exhibaient leurs plaies purulentes. Le roi, si blond, si beau qu’il paraissait entouré d’un halo, tendait ses mains, touchait les écrouelles, et les malheureux s’agenouillaient, remerciaient, bénissaient, priaient que le Seigneur voulût protéger le roi, faiseur de miracles.
Ce jour-là, sur le parvis de la cathédrale, puis dans le palais épiscopal, il m’eût semblé folie de penser qu’un jour j’appellerais Philippe IV le Bel, l’Énigmatique.
Mais ce jour est vite venu.
Le 5 juin de cette même année, j’étais au palais royal du Louvre, parmi la foule des chevaliers et barons du royaume, pour assister au serment de vassalité que le roi d’Angleterre, Édouard I er , devait prêter à son suzerain le roi de France.
Édouard I er était arrivé quelques jours auparavant, accueilli comme un frère par Philippe le Bel qui lui avait témoigné son affection.
J’observai le roi de France. Un sourire bienveillant conférait à son visage une expression de bonté.
Mais je savais que cet accueil, ces protestations d’amitié, les festins, les fêtes, les danses, les musiques et les chants masquaient la résolution de Philippe d’obtenir ce serment de vassalité pour le domaine Plantagenêt qui s’étendait de la Charente aux Pyrénées, à l’exception de l’Armagnac.
Le roi de France fit mine de ne pas entendre le chancelier d’Angleterre déclarer qu’Édouard I er n’agissait là que par courtoisie, et protester contre les recours que les seigneurs de Guyenne et de Gascogne adressaient au roi de France sans se tourner d’abord vers leur seigneur direct, le roi d’Angleterre.
C’était là le piège de la vassalité dans lequel Édouard I er tombait : ses vassaux pouvaient faire appel contre lui à Philippe IV le Bel.
J’avais entendu un conseiller du roi lui dire, sans que Philippe le Bel manifestât le moindre sentiment, de déni ou d’approbation :
On peut bien savoir et connaître
Qu’Anglais jamais Français aimât
Male discorde entre eux il y a
Jourd’hui sont en paix, demain en guerre…
Il y eut des rires dans le petit groupe qui entourait le roi, mais celui-ci ne cilla pas.
Et, pour la première fois, j’ai pensé que le roi de France savait dissimuler et feindre, et que, s’il était le Bel , il était bien aussi l’Énigmatique .
J’ai rencontré plus tard le moine italien Gilles de Rome qui avait été chargé par Philippe III le Hardi d’enseigner à Philippe, qui serait roi, comment les souverains devaient gouverner.
Gilles de Rome avait écrit un traité, Du gouvernement des Princes .
C’était un homme petit, brun de poil et de peau, à la parole lente et aux yeux pensifs. Il prêchait la juste mesure, entre audace et réserve, et continua de lui prodiguer des avis quand Philippe devint roi de France.
Cette prudence, cette
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