Le Roman des Rois
disposa de ces écrits et découvrit la magno gaudio , la grande joie avec laquelle Richard Coeur de Lion fut accueilli à son débarquement en Angleterre, le 20 mars 1194.
Celui-ci se rendit à Londres, mais, au bout de quelques jours seulement, il passa en Normandie, tant sa volonté de soumettre Philippe Auguste était grande.
Il parcourut les rues de la ville de Barfleur avec à ses côtés Aliénor d’Aquitaine, sa mère, dont le grand âge n’avait pas affaibli la résolution.
Philippe Auguste voulait que, chaque jour, on lui racontât ce que faisait Richard.
Lorsqu’il apprit que ce dernier avait reçu Jean sans Terre et lui avait pardonné avec condescendance, lui disant : « N’ayez crainte, Jean, vous êtes un enfant, vous avez été en mauvaise garde. Ceux qui vous ont conseillé le paieront. Levez-vous, allez manger », le roi de France m’appela. Il me demanda de dresser la « prisée des sergents », la liste des hommes d’armes que les communes, les prévôtés, les abbayes étaient astreints de lui fournir en vertu du service d’ost.
Je comptai deux mille hommes qui viendraient s’ajouter à ceux que ses vassaux lui devaient.
Le roi parut satisfait et décida qu’il devait prendre l’offensive en Normandie :
– Le château de Gisors sera notre forteresse, dit-il.
Je m’inquiétai de la hâte avec laquelle, comme pour fuir la peur qui le tenaillait, Philippe Auguste voulait s’élancer contre le roi d’Angleterre.
J’avais sous les yeux le récit qu’un chroniqueur dévoué à Richard avait fait de l’entrée du roi d’Angleterre dans Barfleur :
« Il ne pouvait avancer sans qu’il y eût autour de lui si grande presse de gens manifestant leur joie par des danses et des rondes, qu’on n’aurait pu jeter une pomme sans qu’elle fût tombée sur quelqu’un avant de toucher terre.
« Partout sonnaient les cloches ; vieux et jeunes allaient en longues processions, chantant : “Dieu est venu avec Sa puissance, bientôt s’en ira le roi de France !” »
17.
C’était fort mauvais temps pour le roi de France, comme si Dieu avait voulu le punir d’avoir quitté si vite la Terre sainte, d’avoir été soucieux d’abord de son domaine royal et non du sort du Saint-Sépulcre.
J’ai même craint que Philippe Auguste fût abandonné par Dieu aux mains du Diable.
Car comment expliquer, sinon par un maléfice ou quelque tour de sorcellerie, ce qui survint entre le roi et l’épouse qu’il avait choisie ?
Elle se nommait Ingeburge. Elle était fille du roi Knut de Danemark.
Quand je la vis pour la première fois, à Arras où le roi était venu l’accueillir, je fus ébloui par sa beauté, la blondeur de ses cheveux qui formaient une auréole autour de son visage. Elle avait à peine dix-huit ans et Philippe Auguste manifesta sa joie de découvrir cette jeune vierge qui lui apportait aussi l’alliance avec le Danemark. Or, dans la guerre qui s’annonçait entre le Plantagenêt et le Capétien, le roi Knut avait des droits très anciens sur l’Angleterre, et disposait d’une flotte et de marins.
Ce 14 août 1193, nous nous rendîmes à Amiens et, chevauchant près d’Ingeburge, je ne me lassais pas de la regarder.
Dans la cathédrale où le mariage fut célébré, elle avait le port altier d’une reine et je ne doutai pas que sa jeunesse allait apporter à la lignée capétienne de nombreux fils qui assureraient la descendance du roi.
Car Philippe Auguste n’avait qu’un seul héritier, Louis, né de son union avec Isabelle de Hainaut.
Lorsqu’il se retira avec Ingeburge, nous, ses vassaux, nous banquetâmes une partie de la nuit, célébrant à grandes rasades, et en mordant à pleines dents dans la viande de sanglier et la chair de saumon, l’union royale.
Mais le diable ou quelque sorcier s’était glissé dans la couche nuptiale.
À l’aube, je vis Philippe Auguste, le corps tremblant, le visage tordu par la colère et le dégoût, crier qu’il ne pouvait toucher cette femme, qu’il la répudiait, qu’il fallait annuler ce mariage, que le divorce devait être aussitôt prononcé, et que rien ne pourrait le faire changer d’avis.
À voix basse, nous nous interrogeâmes, car la reine Ingeburge faisait face avec hauteur à notre roi, refusant toute idée de divorce, rejetant sur le roi la cause de cette répulsion qui lui interdisait de coucher corps contre corps.
Mais quel serpent avait-on glissé entre eux deux ? Quel
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