Le sac du palais d'ete
en revanche, elle me dessert considérablement lorsque je négocie avec mes grossistes importateurs chinois. Vous savez, les Chinois et les Indiens se détestent cordialement.
— Je l’ignorais, avait lâché le Français, très las. Mais à vrai dire, avec mon ami, nous avons pour l’instant besoin de repos.
— Je connais bien le patron d’une pension très confortable qui sera aux petits soins pour vous. C’est un compatriote de Pondichéry…
Après quelques jours de repos bien mérité, Jarmil avait invité Antoine et Nash à déjeuner. Entre le carry de crevettes et le chevreau rôti, le Pondichérien était allé droit au but :
— Je suis sur un coup fabuleux… mais je ne le réussirai que si vous m’aidez !
Il leur avait raconté avoir mis la main sur un fournisseur d’opium qui acceptait de lui vendre sa marchandise trente pour cent moins cher que ses concurrents à condition que ce fût par lots de trois mille caisses. Mais un tel objectif commercial était hors de portée pour Jarmil, qui ne disposait pas des entrées nécessaires chez les grands compradores de Canton et de Shanghai.
— À quel prix votre fournisseur vous vend-il ses caisses ? lui avait demandé Stocklett, qui avait en tête les prix auxquels Jardine & Matheson achetaient la drogue en Inde.
— Quatre dollars !
— Cela fait trois livres sterling et demie… Il y a six mois de ça, Jardine payait entre quatre livres sterling et vingt pence et quatre livres et demie… s’était écrié Nash.
Le visage de l’Anglais, jusque-là fort discret, s’était brusquement animé.
— D’après mes calculs, en vitesse de croisière, une marge de trois mille dollars-or paraît parfaitement accessible, avait précisé Jarmil dont les yeux brillaient autant que le métal précieux dont il parlait.
— Ne craignez-vous que la concurrence s’empresse d’aligner ses prix sur les vôtres ? avait objecté Antoine, guère impressionné.
C’est alors que Stocklett, qui voyait dans la proposition de Jarmil une façon de damer le pion à ses anciens chefs, avait volé à son secours.
— Là, Antoine, je suis catégorique : s’agissant de Jardine & Matheson, compte tenu des frais fixes colossaux de l’entreprise, je vois mal ses dirigeants accepter de rogner sur leurs marges. Sans compter que la moindre décision prend au bas mot deux ans à ces beaux messieurs…
Le Pondichérien, aux anges, s’était tourné vers l’Anglais.
— Vos compétences, monsieur Stocklett, tombent à pic. Quel est le coefficient multiplicateur de Jardine & Matheson entre le prix d’achat et celui de revente aux compradores ?
Pendant le reste de la soirée, sous l’œil de plus en plus intéressé de Vuibert, Stocklett et Jarmil avaient fait et refait leurs calculs. En sortant du restaurant, lorsque Antoine avait interpellé Stocklett sur les raisons de son euphorie, ce dernier, d’une voix tremblante d’excitation, lui avait expliqué qu’en un an et demi d’activité, il aurait de quoi payer les informateurs, les policiers, les indics, les membres de sociétés secrètes et qu’il pourrait enfin retrouver Laura et Joe. Stocklett était catégorique :
— En Chine, sans argent, tu ne peux rien. Tout s’achète et tout se vend, à commencer par la police. Si je revenais maintenant à Canton, je ne saurais même pas par quel bout commencer pour me mettre sur la piste des enfants Clearstone… En réalité, je n’aurais plus qu’à acheter mon billet de retour pour l’Angleterre !
— Mais c’est de l’opium que nous propose de vendre Jarmil ! avait objecté Antoine, encore réticent à l’idée de se joindre à la cohorte de ceux qui faisaient fortune sur le dos des pauvres Chinois en leur procurant la boue noire.
— Peu m’importe la façon dont j’aurai sorti de l’enfer deux innocents ! Libre à toi, après tout, de ne pas t’associer avec Jarmil ! s’était écrié Stocklett avec véhémence.
Antoine s’était laissé convaincre et, dans le feu de l’action, le léger goût de honte qu’il avait à la bouche s’était rapidement estompé lorsque, trois jours plus tard, ils avaient créé V.S.J. & Co.
Les trois compères avaient installé leur firme au premier étage de l’une de ces belles maisons coloniales construites sur la colline du palais du gouverneur, juste au-dessous de celui-ci, leur proximité avec le siège du pouvoir local singapourien étant un gage de
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