Le sac du palais d'ete
coupant comme une lame :
— Prenez ça… vous aurez le reste au retour ! Il vous suffira de produire ces deux exemplaires de la décharge pour remise de la marchandise à Hubert de Ligny, mon correspondant à l’île Bourbon, et de les lui faire signer, en même temps que vous y apposerez votre paraphe. Vous garderez un exemplaire. Dès que je l’aurai en main, vous toucherez le solde !
Après que Jovial les eut plantés là sans un mot de plus, Antoine et Nash s’étaient regardés avec consternation : ils étaient bel et bien à la merci de ce marchand d’hommes.
Le lendemain matin, sous un soleil de plomb, Jovial, toujours aussi fermé, les avait conduits à bord du brick Amphitrite , un vieux coureur des mers qui avait appareillé sur le coup de midi avec, à son bord, cinquante Chinois et vingt Chinoises munis chacun d’un certificat médical attestant qu’ils étaient en bonne santé. À bord, l’équipage ne comptait pas moins de douze nationalités différentes. Les marins parlaient entre eux espagnol, ce qui ne facilitait pas les choses pour nos deux voyageurs dont aucun ne comprenait un traître mot de la langue de Cervantès. Après deux jours de mer, ils avaient fini par extorquer au capitaine, lequel baragouinait le pidgin, que leur navire, après avoir mis le cap sur Bornéo, effectuerait une unique escale à Singapour afin d’y embarquer des légumes et des fruits frais.
Mais le troisième jour, tout s’était gâté.
D’abord le temps, qui s’annonçait exécrable à en juger par un ciel devenu noir comme du charbon et une houle dont l’ampleur ne cessait de croître, et surtout, le comportement du capitaine, qui, sans la moindre explication, avait sommé Antoine de lui donner les dix dollars-or de Jovial avant de l’enfermer à double tour dans sa cabine avec Stocklett. Le Philippin agissait-il pour son propre compte ou pour celui de Jovial ? Le Français et l’Anglais étaient bien incapables de le dire. En tout état de cause, cela laissait augurer d’une fin de croisière mouvementée – et peut-être dramatique. Les deux hommes en avaient vite convenu : coûte que coûte, il leur fallait sortir de ce terrible traquenard avant qu’il ne fût trop tard.
Par chance, les vents mugissants qui poussaient le navire vers le sud, au large des côtes de l’île de Bornéo, les avaient puissamment aidés. Alors que l’ Amphitrite s’apprêtait à doubler le cap le plus occidental de l’île des Dayaks pour entamer sa traversée vers Singapour, la tempête avait redoublé de violence, entraînant une rupture de gouvernail. Après une demi-journée de dérive dans des creux qui dépassaient la hauteur d’une maison de deux étages, le vieux rafiot, tournoyant sur lui-même et craquant de toutes parts, avait été drossé vers des falaises rocheuses hérissées de piques. Un terrible choc avait soudain projeté Nash et Antoine sur le plancher de leur cabine dont la porte avait été défoncée. Heureusement pour eux, ils étaient à l’arrière du navire, qui venait d’être éperonné par une barrière corallienne. À bord, c’était la panique. Sous la violence du choc, les mâts s’étaient brisés comme des allumettes et chacun tentait de sauver sa peau. À quatre pattes, nos voyageurs avaient, tant bien que mal, progressé vers le pont supérieur qui penchait dangereusement. Plusieurs Chinois, ainsi que quelques membres d’équipage, avaient déjà glissé sur ce gigantesque toboggan qui menait droit aux arêtes coupantes sur lesquelles s’était écrasée la proue du navire. Les corps déchiquetés s’y entassaient avant d’en être arrachés un à un par la houle qui s’abattait avec une force inouïe sur les roches acérées. Autour de l’épave, les hommes d’équipage tombés à l’eau surnageaient tant bien que mal, tandis que les malheureux Han, dont aucun ne savait nager, coulaient à pic les uns après les autres.
— Si nous ne mettons pas ce canot à l’eau, nous sommes morts ! avait hurlé Stocklett en avisant une minuscule chaloupe de sauvetage.
Alors qu’Antoine s’échinait à défaire les amarres, un brusque mouvement du navire, qui s’était à présent presque redressé à la verticale, avait précipité à l’eau non seulement les deux hommes mais aussi leur embarcation salvatrice dans laquelle le Français, excellent nageur, avait pu se hisser de justesse. L’Anglais n’avait pas eu cette chance. Tombé à quelques
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