Le sac du palais d'ete
Taiping ! soupira Vuibert.
— Et qu’il y a encore de la place ! ajouta l’Anglais.
— C’est plutôt la pègre du Guangdong ou du Fujian qui a tendance à s’installer par ici… attirée par la proximité des maisons de jeu et des fumeries. Le soir, je ne sors jamais sans mon arme… Quant à la place, ce n’est pas ce qui manque !
— Tous les espoirs sont donc permis ! plaisanta l’Anglais.
— Celui qui va être content, c’est M. de Montigny. Plus la concession sera occupée par des résidents français et plus la criminalité y baissera ! Aujourd’hui, c’est encore la jungle, demain, grâce à des gens comme vous, la concession française sera aussi pimpante et ordonnée que sa voisine anglaise ! s’exclama l’horloger bisontin.
Il suffisait en effet de traverser le pont en dos d’âne du canal Yangjinbang pour passer du terrain vague où en était encore la concession française, avec ses huttes de branchages qui abritaient des miséreux, dans un monde parfaitement ordonné et policé où s’alignaient le long de rues tirées au cordeau les magnifiques Hong {64} construits dans le style anglo-indien par les Taipan occidentaux qui dirigeaient avec maestria leurs maisons de commerce. À Shanghai, ces tout-puissants hommes d’affaires tenaient déjà le haut du pavé, recevant leurs convives avec munificence dans leurs vastes demeures construites au milieu de grands jardins où les roses anglaises se mêlaient aux magnolias et aux tulipiers…
— Comment vont les affaires de nos compatriotes, monsieur Rémi ? s’enquit le Dauphinois, désireux de savoir quelles étaient ses propres chances de réussite.
— Figurez-vous que, pour l’instant, je suis le seul Français à faire du commerce à Shanghai.
— Dans ce cas, je serai peut-être le second…
— Bienvenue au club, monsieur… ?
— Vuibert ! Pardonnez-moi ! J’ai oublié de me présenter ! Antoine Vuibert. Et lui, c’est Stocklett. Nash Stocklett.
Les poignées de main s’échangèrent.
— Il me semble avoir entendu parler de vous par M. de Montigny. N’est-ce pas vous qui avez brièvement collaboré avec lui ?
Antoine, préférant ne pas s’étendre et désireux de poursuivre sa petite enquête, changea de sujet.
— Les Chinois ne sont-ils pas devenus trop durs en affaires, monsieur Rémi ?
Le Franc-Comtois prit un air malicieux.
— Il est vrai qu’ils apprennent vite ! Quant à moi, je ne suis pas arrivé ici avec de hautes prétentions financières. J’essaie tout bonnement de vendre mes horloges et mon vin un peu au-dessus du prix qu’ils m’ont coûté !
— M. Rémi est un homme particulièrement modeste ! s’écria une voix qui venait du haut de l’escalier en bois ciré menant du hall du rez-de-chaussée à l’unique étage.
Charles de Montigny le descendait.
Il n’avait pas beaucoup changé, tout juste un peu grossi. Le consul de France avait traversé sans dommages collatéraux les soubresauts de la politique intérieure française : la révolution de 1848, le coup d’Etat du 2 décembre 1851, la restauration de l’Empire. Contrairement à d’autres agents du corps diplomatique qui y avaient laissé des plumes au point d’y perdre purement et simplement leur poste, Charles de Montigny avait su naviguer habilement entre les récifs, jouant avec succès à l’homme indispensable pour la défense des intérêts français en Chine. Depuis qu’il était arrivé à Shanghai, l’insubmersible et néanmoins honorable consul de France avait déjà vu défiler pas moins de huit ministres des Affaires étrangères, des plus brillants et compétents – trop peut-être !, tel Alexis de Tocqueville, aux plus falots et aux plus ineptes, dont on oubliait les noms à peine ils quittaient leur poste.
Antoine ne savait trop quelle attitude adopter vis-à-vis de celui qui continuait probablement à lui en vouloir après l’envoi intempestif de sa lettre de démission.
— M. Rémi est un vrai pionnier. Il fut le premier de nos compatriotes à tenter l’aventure de Shanghai… Et je crois qu’il ne le regrette pas… n’est-ce pas, Rémi ? conclut, d’un ton paternel et comme si de rien n’était, le consul de France à Shanghai.
Puis il se tourna vers Antoine et lâcha, l’air mi-figue, mi-raisin, à l’intention de son ex-collaborateur :
— J’étais sûr que nous finirions par nous croiser un jour, Vuibert !
— Je dois
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