Le sac du palais d'ete
monter à bord.
Tenant fermement Fleur de Sel par les épaules, Jasmin Éthéré, qui n’était pas sujette au vertige, s’engagea d’un pas assuré sur les deux longues planches qui reliaient le quai au pont de la barcasse. Sur celle-ci l’attendait un équipage fait de petits hommes dont les cheveux longs étaient retenus par un bandeau noir qui ceignait leur front. Ils parlaient tous une langue à laquelle elle ne comprenait goutte. Dès qu’il fut à son tour à bord, l’homme au visage tavelé leur donna quelques ordres dans leur jargon et les deux Chinoises furent conduites dans la cale, avant d’être poussées dans un réduit sombre dont la porte fut refermée aussitôt en claquant.
— Chinoises ?
La contorsionniste se tourna vers l’endroit d’où venait la voix et vit un homme d’âge avancé dont le visage diaphane et émacié, que prolongeait une barbiche blanche, était vaguement éclairé par le hublot étroit à côté duquel il était assis.
— Oui ! répondit Jasmin Éthéré dans un souffle.
Le vieillard poussa un long soupir.
— À la bonne heure ! Je vais enfin pouvoir parler avec quelqu’un !
— Pouvez-vous me dire qui sont les hommes à bord de cette jonque ? chuchota la fugitive.
— Des pirates japonais. Tu n’as pas de chance. Ces hommes sont plus vils que des bêtes sauvages. Ils écument les mers, les fleuves et les canaux, à la recherche des navires marchands. Ils les éperonnent, en égorgent l’équipage puis en vident entièrement la cale !
Fleur de Sel, à ces mots, étouffa un sanglot.
— Comment font-ils pour ne pas se faire prendre ? s’enquit la jeune femme qui savait que tous les cours d’eau faisaient l’objet d’une surveillance permanente de la part de la police fluviale.
— Il leur suffit de naviguer en hissant un pavillon mandchou et, quand ils font l’objet d’un contrôle, ils sortent de leur cale de quoi calmer les appétits de n’importe quelle patrouille !
— Est-ce indiscret de vous demander ce que vous faites sur ce navire ?
— Pas le moins du monde. Après avoir navigué pendant vingt ans sur le fleuve Bleu, j’ai commandé un navire qui cabotait entre Canton et Shanghai. J’avais pour principal client la compagnie des nez longs anglais Jardine & Matheson. Il y a trois mois, ces maudits Japonais s’emparèrent de mon bateau, le vidèrent des caisses d’opium qu’il transportait et massacrèrent tous mes hommes à coups de hache. Comme ces bandits avaient décidé de faire une incursion jusqu’à Nankin, ils m’ont gardé en vie… d’autant que je baragouine le japonais. Je leur sers de pilote sur le Chang Jiang, où de nombreux bancs de sable rendent la navigation fort périlleuse…
— Vous êtes donc leur prisonnier ?
L’intarissable vieil homme montra à Jasmin Éthéré les lourds anneaux de fonte qui enserraient ses chevilles meurtries.
— Lorsqu’ils ont besoin de moi, ils me mettent sur le pont, à côté du gouvernail, et j’indique au navigateur par où il convient de faire passer le bateau. Tant que je leur serai utile, ils me garderont en vie. Dès qu’ils gagneront la mer, je suis sûr qu’ils m’y jetteront et que j’y finirai dévoré par les requins !
— Cette perspective ne semble pas vous révolter ! gémit la belle Chinoise, estomaquée par la résignation et le sang-froid du vieux capitaine.
— J’ai appris à accepter ce que le destin me réserve ! murmura ce dernier en souriant.
La jeune femme, dont l’instinct de survie lui commandait de s’échapper à tout prix de cette jonque maléfique, s’approcha de la porte et constata qu’elle était hermétiquement close.
— Inutile de regarder par là ! Cette porte est fermée par une barre de fer.
Quant au hublot, il était bien trop étroit pour qu’elle s’y faufilât, malgré ses qualités acrobatiques.
— À votre avis, pourquoi nous ont-ils capturées, ma fille et moi ? lâcha-t-elle, soudain à bout de nerfs.
Après un moment de silence, le navigateur répondit :
— Je crains fort que la réponse ne te soit pas des plus agréables… Cela fait des mois que les Japonais cherchent une jolie fille pour l’offrir à Anaxang en contrepartie de l’autorisation de mouiller à Penghu {61} …
— Qui est Anaxang ?
— Le descendant de Coxinga {62} .
— Je ne connais pas ce nom.
— Coxinga fut le pirate le plus célèbre de la mer de Chine…
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