Le sac du palais d'ete
calligraphié le texte en caractères de chancellerie avant de le rouler dans un étui de bambou et de le porter à la sous-préfecture. Il y avait été reçu par un mandarin impavide qui avait refusé de se prononcer sur un délai quelconque quant à une éventuelle autorisation de construire. De retour au presbytère, La Pierre de Lune avait confié au lazariste :
— Si vous ne payez pas le sous-préfet, je crains fort que tout reste bloqué en l’état…
Le religieux était monté sur ses grands chevaux.
— C’est là un procédé totalement illégal ! L’administration est au service des citoyens et pas l’inverse !
— Ici, hélas ! c’est monnaie courante. Faute d’être payés convenablement par l’État, les agents publics prélèvent leur dîme sur la population…
A ces mots, Alexandre avait explosé.
— Et tu prends leur défense !
— Je vous explique la situation telle qu’elle se présente, père Monceau ! Loin de moi d’approuver l’attitude de ce haut fonctionnaire !
— Ce pays a vraiment besoin de valeurs morales… Vivement qu’il soit converti aux enseignements du Christ !
Après trois semaines de tergiversations, le missionnaire catholique, la mort dans l’âme et sans cacher le dégoût que lui inspiraient de telles mœurs, avait fait porter par La Pierre de Lune cinquante taels d’argent à la sous-préfecture. C’était un peu moins de la moitié de la somme qui lui avait été confiée par la rue de Sèvres en vue de son installation en Chine. Mais comme si elles étaient un signe venu du ciel témoignant de l’urgence qu’il y avait à convertir les Chinois aux idéaux chrétiens, ces premières embûches, loin de le décourager, semblaient au contraire avoir décuplé son énergie. A peine l’autorisation administrative obtenue, un mois environ après la remise des fonds – car conformément à la loi foncière, le certificat devait être signé par le gouverneur de la province en personne –, Alexandre s’était lancé dans la première phase du chantier qui avait consisté à déblayer le fameux terrain de tous ses détritus. La Pierre de Lune, stoïque et surmontant son dégoût, avait supervisé l’évacuation des matières fécales que les maraîchers alentour déversaient dans l’immense trou qu’ils avaient creusé en plein milieu de cette zone argileuse.
— Tous ces gens sont des porcs ! s’était exclamé le jeune prêtre lorsque son acolyte lui avait expliqué la raison de la puanteur qui planait au-dessus du terrain du futur hôpital.
Le fils caché de l’empereur de Chine avait failli lui rétorquer vertement que la fumure humaine était la plus efficace, mais il avait pris sur lui et s’était abstenu. S’il commençait à reprendre Monceau, il risquait d’y passer ses journées tant les jugements que le prêtre portait sur les mœurs des Chinois étaient nombreux et péremptoires.
Huit mois après le début des travaux de déblaiement et au terme d’un labeur acharné car il avait fallu acheminer sur place tous les matériaux nécessaires à la construction, les murs d’un dispensaire flambant neuf étaient enfin sortis de terre et le père Monceau, ravi, avait béni la dernière tuile que La Pierre de Lune avait posée sur le toit. La deuxième phase du chantier, qui s’annonçait bien plus courte que la première puisqu’il s’agissait essentiellement des aménagements intérieurs, allait enfin pouvoir commencer et, comme convenu avec Joseph Zhong, le calligraphe revenait à Shantou pour lui faire part de l’achèvement du gros œuvre.
Ces cinquante-deux semaines de cohabitation avec le jeune lazariste lui avaient permis de mieux faire sa connaissance. Alexandre avait des côtés horripilants lorsqu’il assenait à La Pierre de Lune ses considérations sur Dieu ou sur le catholicisme sans tenir compte de son point de vue sur la question ou qu’il déclarait fièrement que tous les enfants de moins de cinq ans dont les parents se présenteraient au dispensaire seraient baptisés de force. À cet égard, il faut dire qu’il était à bonne école puisque l’Église catholique encourageait ouvertement ses missionnaires à pratiquer de la sorte, ce qui n’allait pas sans entraîner chez les proches des petites « victimes » des réactions xénophobes parfois extrêmement violentes. Mais le jeune lazariste avait aussi un côté touchant, avec cet immense désir de bien faire qui l’amenait à
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