Le sac du palais d'ete
elle songea à leur première rencontre, lorsque son protecteur avait débarqué de façon tonitruante chez le pasteur Roberts, puis au geste qu’il avait eu, au moment de son accouchement, quand, grâce à sa Bible, il avait sauvé la vie de Paul Eclat de Lune et la sienne.
Malgré ses folles entreprises, ses frasques et sa paranoïa, elle resterait indéfectiblement attachée à la mémoire de cet homme qui rêvait de construire sur terre la Cité de Dieu, celle où chacun disposerait de ce dont il avait besoin ; celle où tous les hommes égaux entre eux vivraient en bonne intelligence. Vaste programme dont le projet, même s’il lui paraissait quelque peu utopique, restait toutefois admirable…
Quand elle arriva enfin au bord de l’immense fleuve Bleu qui n’avait d’azuré, à ce moment-là, que le nom, en raison de la couche brumeuse qui le nimbait de gris, elle avisa quelques péniches vers lesquelles elle se dirigea en toute hâte et dont les équipages refoulaient à qui mieux mieux, à grands coups de gaffe, tous ceux – l’immense majorité des évacués – qui n’étaient pas capables de se payer leur transport.
— Où va ce bateau ? demanda-t-elle à l’un des bateliers qui barraient l’entrée d’un gros navire en usant de leurs longues perches.
L’homme, après avoir regardé d’un air soupçonneux cette nez long aux cheveux clairs perdue au milieu de la foule aux cheveux noirs qui s’agglutinait autour de sa coque comme des mouches sur du miel, laissa tomber d’un ton rogue :
— Nulle part ! Passe ton chemin. Ce bateau n’est pas fait pour toi !
Laura lui fit miroiter un liang d’argent. Aussitôt, le marin changea d’attitude et afficha un sourire de circonstance.
— Un de plus et je vous amène tous les trois jusqu’à Shanghai en passant par Suzhou ! Deux petits jours de navigation et on y sera ! s’écria l’homme en découvrant tout grand l’antre édentée et putride qui lui servait de bouche.
Détournant le regard pour éviter de prendre de plein fouet la mauvaise haleine et les miasmes de l’opiomane, elle lui glissa deux pièces d’argent dans la main.
Au moment où sa sœur s’apprêtait à lui faire franchir l’étroite planche qui permettait de monter à bord de la péniche, Joe se raidit et manqua perdre l’équilibre. Paul Éclat de Lune s’approcha de lui.
— Oncle Joe, il faut que nous embarquions… Viens avec moi ! insista-t-il en souriant.
Mais Joe, complètement bloqué sur lui-même, persistait dans son refus.
Sous le regard paniqué de sa mère, son fils prit alors son oncle par la main et l’attira lentement vers la passerelle. Joe se laissa faire mais lorsqu’il y posa un pied, pris de panique face au vide, il poussa un hurlement de terreur et s’accroupit, tel un chat ayant peur de tomber à l’eau, ce qui fit sauter dangereusement la passerelle que les pluies avaient rendue glissante.
Laura, qui voyait déjà son frère basculer dans les eaux noirâtres du grand fleuve, se mit à hurler.
— Je t’en supplie, mon petit Joe, pas ça, pas maintenant ! Avance tout doucement. Surtout, ne panique pas…
Sur le quai, où un lourd silence avait étouffé les cris et les vitupérations de ceux qui ne pouvaient monter à bord, chacun craignait pour la vie du Prince de la Voix Muette. Aussi, lorsque Paul, au prix de mille ruses et d’une reptation savante, réussit à amener son oncle vers le pont, des applaudissements fusèrent, saluant cet appréciable exploit.
Sous des nuages noirs qui ne tarderaient pas à déverser leurs épais rideaux de gouttes sur la terre, Laura s’apprêtait à s’asseoir contre le bastingage et à souffler un peu quand elle entendit soudain un brouhaha qui lui fit tendre le cou. Elle aperçut au loin trois cavaliers au grand galop et sabre au clair devant lesquels la foule des gueuses et des gosses s’écartait peureusement. Ils étaient à coup sûr envoyés par Hong qui avait dû apprendre qu’elle avait emmené Joe dans sa fuite. Blêmissante, elle s’agrippa au bastingage. Dans moins de dix minutes, ils seraient là… et risquaient de réduire à néant sa tentative de fuite.
S’efforçant de garder son calme, elle sortit dix liang d’argent du coffret du Tianwan et se précipita vers l’arrière du navire.
— Je veux parler au capitaine… souffla-t-elle au premier matelot – un gosse qui ne devait pas avoir quinze ans – sur lequel elle tomba.
— Il
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