Le sac du palais d'ete
de chef comptable de Jardine & Matheson.
Il avait dû s’y prendre à trois reprises, tellement sa main tremblait, pour la rédiger autrement que sous la forme de pattes de mouche indéchiffrables. Continuant à tergiverser sur son sort et toujours aussi incapable de trancher sur sa situation personnelle, il n’aurait pas tourné la page aussi vite, s’il n’avait reçu deux jours plus tôt un petit mot manuscrit d’un certain Sam Goodridge, rédacteur en chef à l’ lllustrated London News , qui lui demandait de passer le voir au journal car il avait une communication importante à lui faire de la part de John Bowles.
— Regardez les beaux dessins que John nous a envoyés de Canton, lui avait annoncé Goodridge, cigare au bec et en guise de préambule, avant de lui tendre une chemise cartonnée dans laquelle Bowles avait rangé sa moisson de croquis des trois derniers mois.
Outre diverses vues de Canton, le dessinateur avait représenté, dûment légendées, de savoureuses scènes croquées sur le vif de « mandarins en train d’apposer leur sceau sur des documents officiels », de « marchands ambulants vantant leur marchandise », de « Cérémonie du culte des ancêtres », d’» Intérieur de fumerie d’opium » et autres « Moines dans une pagode devant d’immenses statues de Bouddha »… Ces images de Bowles avaient paru fascinantes à Nash. Elles lui donnaient envie d’aller admirer de visu tout ce que les yeux éblouis de sa chère Barbara avaient eu la chance de découvrir… grâce à lui. Mais c’était le dernier feuillet, bien plus encore que les autres, qui avait attiré son attention et suscité un immense espoir. Légendé « Arrivée d’une jeune Anglaise à Canton », l’on pouvait y voir un garçon et une fille qui souriaient, accoudés au bastingage d’un navire battant pavillon britannique. Stupéfait, il avait immédiatement reconnu dans ce jeune couple les portraits de Laura et de Joe, parfaitement identifiables, elle à sa chevelure vaporeuse et à son visage raphaélite, lui à son faciès mongoloïde. La présence des enfants Clearstone sur ce bateau ne laissait aucun doute sur le fait que, conformément à sa promesse, Bowles avait réussi à établir le contact avec Barbara.
Brûlant d’en savoir plus sur la raison pour laquelle le journaliste l’avait convoqué, il lui avait glissé :
— Je suppose que vous ne m’avez pas fait venir ici uniquement pour me montrer ces magnifiques dessins…
— Exact, monsieur Stocklett. En fait, John Bowles m’a demandé de vous remettre cette lettre…
Les doigts de Nash tremblaient lorsqu’il l’avait décachetée. Euphorique, il débordait d’espoir, allant jusqu’à imaginer que Barbara avait changé d’avis et décidé de revenir à Londres pour refaire sa vie avec lui… A moins qu’elle ne l’invitât à la rejoindre, ce qu’il ferait sans hésiter une seule seconde.
C’est dire s’il était tombé de haut, en lisant l’annonce du décès de la femme de sa vie, dont Bowles lui faisait part dès la troisième ligne de sa missive, avec ses « très profondes et sincères condoléances ». L’atroce nouvelle lui avait fait l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Le sort s’acharnait sur les Clearstone. Après Brandon, voilà que cette malheureuse Barbara avait quitté ce bas monde en laissant derrière elle deux orphelins… sans parler d’un amant inconsolable et frustré qui n’était autre que lui-même ! Anéanti, il était resté assis de longues minutes sur sa chaise, incapable de faire un geste ni de bredouiller le moindre propos.
— J’imagine qu’il ne doit pas y avoir là-dedans de très bonnes nouvelles… Voulez-vous une tasse de thé ? lui avait gentiment proposé Goodridge.
— En effet… avait soupiré Nash Stocklett d’une voix lasse, avant de saluer Goodridge d’un simple signe de la tête et de s’en aller sans un mot de plus.
Ce n’était pas le même homme qui était sorti, assommé et hagard, de l’immeuble del’ lllustrated London News.
Dehors, malgré un soleil couchant qui faisait rougeoyer son fleuve et nimbait ses majestueux bâtiments de délicats reflets roses, Londres lui était soudain apparue comme une ville sinistre, hostile, et pour tout dire étrangère à son cœur. Plongé dans un désarroi extrême, incapable d’accepter le fait qu’il ne reverrait jamais la femme de sa vie, il se reprochait sa conduite. Le vrai
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