Le sac du palais d'ete
responsable de la mort de Barbara, c’était lui. Il était la cause principale du désastre qui s’était abattu sur ses enfants, orphelins et seuls au monde dans un pays si loin de Londres. Qu’allaient-ils devenir ? Comme si son auteur avait utilisé une mine de crayon maléfique, le dessin de Bowles ne cessait de s’afficher devant ses yeux. Mais Laura et Joe ne souriaient plus. Ils avaient la bouche ouverte. Ils criaient. Ils l’appelaient au secours !
Bien que l’horloge de Big Ben eût déjà sonné six heures, il avait marché comme un automate jusqu’à son bureau où il n’y avait, bien entendu, plus personne, à l’exception de ses deux adjoints qui, comme à l’accoutumée, faisaient du zèle. Dans leur minuscule cabinet de travail, sous la grosse lampe qu’il fallait allumer quelle que soit l’heure de la journée, depuis que le service de la comptabilité de Jardine & Matheson avait déménagé dans cet immeuble à la façade clinquante et impérieuse mais dont l’arrière donnait sur une cour étroite, ils continuaient à faire leurs additions et leurs soustractions, vautrés sur leurs paperasses.
— Monsieur Stocklett, sauf vot’ respect, je ne sais pas si j’ai bien fait mais j’ai fait passer en charges quarante-trois caisses de marchandises qui ont pris l’eau, s’était écrié, tout content de lui, Neil Adams, le préposé aux facturations.
Adams interpellait toujours son patron sur le même mode, tel un chien sollicitant son maître pour obtenir une caresse. Il avait l’air encore plus béatement satisfait que d’habitude. Que Stocklett l’ait surpris à travailler après la fermeture des bureaux était pour lui pain bénit.
— Je n’ai pas le temps, Adams… On reparlera de ce problème une autre fois ! lui avait-il lancé d’une voix morne, tout en sachant pertinemment qu’il n’y aurait pas d’« autre fois » puisqu’il venait de décider de partir pour la Chine afin d’en ramener les deux enfants Clearstone.
Il s’était enfermé dans son bureau où, méthodiquement, il s’était mis à vider les tiroirs de sa table de travail. Les cadres supérieurs de son espèce passant le plus clair de leur vie sur leur lieu de travail, ses tiroirs étaient remplis d’effets personnels gravés à ses initiales, depuis les nécessaires à couper les livres, les cigares et les ongles, jusqu’aux piluliers et autres taille-crayons, sans oublier ce petit panier où il rangeait les minuscules flacons de sherry et de porto dont il prenait une gorgée de temps à autre pour se donner du cœur à l’ouvrage. Après avoir entassé ce bric-à-brac dans une caisse de vin de Porto, il l’avait ramené chez lui où il avait passé sa nuit à boire une bouteille de vieux whisky pour finir plongé dans un profond coma éthylique dont il n’avait émergé que l’après-midi suivant, avec un terrible mal de tête.
C’est alors qu’il avait commencé à rédiger la lettre par laquelle il annonçait à la direction générale de Jardine & Matheson qu’il cessait « dès réception par vos soins de la présente » d’y exercer les fonctions de « chef comptable et de l’établissement des comptes ».
Exténué, il reposa son stylo et relut sa lettre. Il n’avait aucun regret. Tourner la page Jardine ne lui coûtait rien. Pas même un penny ! Il en éprouvait au contraire une vague satisfaction, liée au fait que ses mérites n’y avaient pas été reconnus à leur juste valeur. Il se projetait en Chine et s’imaginait déjà à Canton, retrouvant Joe et Laura avant de les ramener à Londres où il comptait pourvoir aux études de la jeune fille. Promis juré, il ferait de cette petite Laura Clearstone une avocate ou un médecin et, quant à son frère Joe, il le placerait dans l’un des meilleurs établissements londoniens pour handicapés.
Plus rien, désormais, ne comptait, si ce n’était se racheter une conduite en suppléant à l’absence de leurs parents.
Malgré cette impression qu’on lui avait tapissé le crâne d’aiguilles, Nash Stocklett trouva la force de plier la lettre et de la placer dans une enveloppe sur laquelle il s’appliqua à rédiger l’identité et la qualité de son destinataire. Puis, satisfait du résultat, il alla s’asseoir sur le canapé de cuir du salon où il retrouva la bouteille de vieux whisky qu’il avait vidée la nuit précédente. Sentant qu’il en avait encore besoin, il se releva, alla en chercher une
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