Le sac du palais d'ete
autre flasque, revint s’asseoir et laissa enfin vagabonder son esprit.
Au moment où les premières gorgées humectèrent son palais, la silhouette de Barbara lui apparut, évanescente et délicate. Toute proche et ô combien désirable… à portée de main. Il tendit les bras vers son ancienne amante et l’attira doucement vers lui. Comme des nuages poussés par la brise, les images de leur première étreinte se présentèrent. Il se trouvait dans la fameuse grange à foin où elle avait accepté de se donner à lui. Mais ce n’était pas la Barbara d’hier qui s’offrait à lui, mais celle d’aujourd’hui avec son ventre légèrement rebondi, sa poitrine que les maternités successives avaient alourdie, ses hanches larges, sur lesquelles il aimait tant, jadis, s’appuyer et enfin son pubis, qu’elle ne lui avait jamais montré de façon aussi provocante…
Du bout des doigts, il se mit à effleurer ce corps épanoui.
Le crissement des roues d’une diligence le sortit brusquement de sa rêverie. Il s’essuya la bouche et regarda sa montre. Elle marquait cinq heures du soir. S’il ne se précipitait pas au Nickerbocker Club, il ferait attendre Homsley puisque c’était le jour de leur partie de cartes hebdomadaire et qu’il ne l’avait pas prévenu qu’il ne s’y rendrait pas. Il y alla donc d’un pas lourd et retrouva Homsley sans réel plaisir. Ce dernier ayant par chance une forte angine, les deux hommes convinrent qu’il était plus sage de remettre leur partie à la semaine suivante.
Le lendemain matin, lorsque Nash Stocklett arriva à son travail, serrant furieusement sa lettre dans sa main comme s’il se fut agi d’une bombe, sa secrétaire l’attendait avec la mine des mauvais jours. Étant donné que, dans beaucoup de firmes, c’étaient les assistantes qui étaient chargées de transmettre les reproches de la direction à ses cadres, pour mieux les humilier, Nash se dit que son absence de la veille avait dû fortement déplaire en haut lieu. Mais il s’en fichait éperdument. Son avenir n’était plus chez Jardine. D’ailleurs, en d’autres circonstances, la prise de conscience qu’il avait été capable de manquer un jour sans prévenir ni s’excuser l’aurait presque rendu euphorique. Et pourtant il ne put s’empêcher d’avoir un haut-le-cœur lorsque la jeune femme, avec une pointe d’ironie tempérée par un flegme parfait, lui annonça :
— Monsieur Stocklett, M. Row vous cherche partout. Il vous fait dire qu’il souhaiterait que vous montiez le voir dès votre arrivée…
Maudissant ce vieux réflexe de cadre conditionné à obéir, il se dirigea vers l’escalier.
Pour Nash Stocklett, Stanley Row était une vieille connaissance. Avec George Matheson et un certain Jeff Steinberg, Row, surnommé « barreau de chaise » à cause du cigare qui ne quittait jamais ses lèvres, était, parmi les trois gérants de la compagnie, plus particulièrement chargé d’en tenir les cordons de la bourse. À ce titre, il supervisait directement les activités de Nash avec lequel il entretenait, comme c’est souvent le cas aux échelons supérieurs, une relation bizarroïde, où le chef comptable pouvait passer en quelques secondes du statut de collaborateur indispensable et apprécié à celui de souffre-douleur sur lequel son chef s’essuyait allègrement les pieds. Encore très récemment, Nash ambitionnait de remplacer Row, mais sans se faire la moindre illusion sur ses chances d’y parvenir. Il soupçonnait d’ailleurs celui-ci de s’employer à tout faire pour l’en empêcher. Nombreux sont les patrons qui ne supportent pas que leur adjoint prenne leur place. A présent que Stocklett n’éprouvait plus cette envie, il ne lui restait plus que du mépris pour ce gérant qui se gargarisait de chiffres… un travers auquel il avait au demeurant failli succomber lui-même !
Maussade, il arriva au huitième et dernier étage de l’immeuble.
C’était là, dans leurs somptueux cabinets de travail tapissés de boiseries blondes, que les trois gérants gouvernaient l’empire commercial et financier de Jardine & Matheson. Si George Matheson y était moins présent, en raison d’une certaine fatigue due à son âge et surtout de sa nouvelle passion pour l’élevage des papillons, il n’en allait pas de même de Jeff Steinberg et de Stanley Row. Ils y passaient le plus clair de leur temps à jouer les cerbères, prenant un malin plaisir à mettre sur le gril
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