Le sac du palais d'ete
les collaborateurs sommés de s’expliquer sur la bonne marche de l’entreprise au cours d’interminables réunions d’où ils ressortaient essorés. Dans l’antichambre de Row, une dizaine de fondés de pouvoir attendaient d’être reçus par celui qui était le seul, à l’exception – bien sûr – de George Matheson, habilité à signer les chèques pour le compte de la compagnie.
— Monsieur Stocklett, veuillez entrer s’il vous plaît, M. Row vous attend ! lâcha d’un ton impérial la secrétaire, une femme crainte comme la peste et qui en imposait tant par son embonpoint que par sa voix de stentor.
— Bonjour, Nash, comment allez-vous depuis notre dernière rencontre ?
Stocklett, toujours sur ses gardes lorsqu’il pénétrait dans l’antre de Row, constata avec soulagement que celui-ci avait l’air de bonne humeur. Ils s’étaient vus dix jours auparavant, lorsque le chef comptable était venu lui soumettre les dernières retouches à apporter au bilan des comptes de l’année qui clôturaient au 31 juillet.
— Ma foi, ça pourrait aller mieux… fit-il, peu désireux de manier la langue de bois.
C’était aussi, pensait-il, une entrée en matière efficace, destinée à amorcer un processus dont la conclusion serait la remise de la lettre de démission qui brûlait dans sa poche.
— La santé ? Vous avez un truc qui cloche ?
— Non ! Du moins pas à ma connaissance ! lâcha Nash, visage fermé.
— Dans ce cas, il ne faut pas vous biler, mon vieux… Tant qu’il y a la santé, tout le reste suit. Pas vrai, Nash ?
Stocklett serrait les poings. Cette fausse jovialité, qui cachait mal le mépris et la désinvolture avec lesquels Stanley Row avait l’habitude de le traiter, lui était devenue insupportable. Tout à sa hâte de rompre en lui balançant à la figure sa démission et surtout d’assister avec délectation à son désarroi face à la perte irrémédiable d’un élément aussi stratégique de son dispositif, il ouvrit la bouche comme on arme un fusil.
— Je voudrais vous annon…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que celui qui était encore son chef lui coupait la parole.
— Savez-vous quoi, Stocklett ? Ce que je vais vous proposer tombe à pic… Vous allez pouvoir vous changer les idées… De temps à autre, c’est utile de lever la tête du guidon !
— Ah bon ? commença-t-il, pris de court. Le bougre s’y connaissait, pour couper leurs effets à ses interlocuteurs.
— Oui ! Vous partez pour Shanghai par le prochain bateau. Il y a une grosse prime à la clé. Vous serez considéré comme un expatrié tout le temps que durera votre mission…
C’était du genre direct et précis. Row connaissait fort bien le type d’arguments susceptibles de faire mouche auprès de Stocklett qui ne ratait jamais une occasion de se plaindre auprès de lui de la maigreur de sa fiche de paie.
— Mais je…
Row balaya l’air d’un revers de la main et lui coupa la parole de nouveau.
— L’affaire est grave, Nash. Avec George et Jeff, nous sommes persuadés qu’à la filiale de Shanghai, un gros trafic de marchandises se fait sur notre dos. Le dernier inventaire de nos entrepôts m’a mis la puce à l’oreille.
Le regard du gérant était aussi dur que le ton qu’il avait employé pour faire sa confidence à Stocklett.
— Je n’ai rien remarqué ! Il est vrai que je ne suis qu’un comptable. … rétorqua ce dernier, non sans une certaine dose d’aigreur qui atténuait l’ironie dont il eût volontiers teinté ses propos. Tout bien réfléchi, étant donné que l’audit général des inventaires et des stocks de Jardine & Matheson faisait partie de ses tâches, la remarque de Row équivalait à une grosse pierre dans son jardin.
— Nash… on ne peut s’apercevoir de ce genre de fraude que par une comparaison entre l’inventaire papier – si j’ose m’exprimer ainsi – et l’inventaire physique. Il y a des jours où il faut aller compter les petits pois et les carottes. C’est la raison pour laquelle je vous expédie là-bas. Vous m’avouerez que c’est une sacrée marque de confiance…
Row était coutumier de la méthode consistant à passer une bonne couche de pommade après le fer rouge. D’ordinaire, Stocklett était partagé entre la rage et le soulagement lorsque Row le retournait sur le gril comme une vulgaire côtelette. Mais cette fois, il se sentait
Weitere Kostenlose Bücher