Le sac du palais d'ete
arriver à doubler sans s’y écraser la pointe extrême du continent africain. En plein milieu de la mer des Indes, un très violent cyclone avait permis à nos deux compères d’apprécier ce que Gault avait baptisé « méthode de tempête hollandaise ». Le capitaine avait ordonné à l’équipage de couper les moteurs et de ramener les voiles. Puis il avait fait bloquer le gouvernail du Puissant avant d’envoyer tous ses occupants s’allonger sur leurs couchettes. Enfin, il avait fait amarrer un chien sur le pont et attendu que le calme revienne. Lorsque Montigny et Niggles, après avoir rendu leurs boyaux pendant deux jours, lui avaient demandé à quoi servait l’animal, il leur avait expliqué le plus sérieusement du monde qu’il avait pour mission d’aboyer s’il venait à apercevoir un rocher ou un navire…
Aux escales de Singapour et de Batavia, Charles de Montigny, dont l’un des passe-temps favoris consistait à herboriser, avait récolté de nombreux échantillons de plantes {27} . Dans ces ports où l’activité ne s’arrêtait jamais, la présence de commerçants chinois déjà fort nombreux donnait au voyageur un avant-goût de ce qu’il allait trouver en Chine. Après la terrible tempête dans l’océan Indien, le passage du détroit de la Sonde avait été un vrai soulagement pour les passagers du vaillant steamer qui avait entamé une promenade de trois jours au milieu de ses îlots parfumés et verdoyants. À Macao, le consul de France avait été reçu en grande pompe par Jean-Baptiste Torette, le supérieur français de la mission lazariste. Le séminaire des lazaristes occupait une vaste bâtisse construite à une centaine de mètres du « Porto Interior », cette anse minuscule encombrée jour et nuit par des lorchas et des jonques qui faisaient la navette avec Hongkong et la Chine continentale. Dans la petite colonie portugaise, où pullulaient tripots et maisons de jeu, les églises et les palais baroques voisinaient avec les maisonnettes aux murs verts et roses, bordés d’azulejos comme c’était la mode à Lisbonne. Malgré cette architecture occidentalisante et assez irréelle dans le contexte, il flottait déjà là un parfum de Chine.
À bord du Puissant , Montigny et Stocklett avaient pu mesurer à quel point les motivations des individus attirés par le mythique Empire du Milieu avaient pour dénominateurs communs soit l’appât du gain et le rêve de faire fortune, soit la volonté d’y porter la parole du Christ.
— Il y a ceux qui considèrent la Chine comme un gigantesque marché et ceux pour lesquels ce pays est une immense terre de mission, avait conclu Charles de Montigny à l’issue d’une discussion passionnée avec Stocklett sur les conséquences de la guerre de l’opium.
La population des passagers du Puissant incarnait parfaitement cette dichotomie. Une dizaine de petits malfrats – aventuriers en mal de sensations ou gredins désireux de se faire oublier – y côtoyaient six missionnaires lazaristes, qui n’auraient pour rien au monde arrêté leurs prières et leurs offices même lorsque les creux faisaient monter et descendre le pont du Puissant de plusieurs mètres. Ces hommes à la foi rayonnante chevillée au corps et au courage physique exceptionnel ne doutaient pas une seconde du bien-fondé de leur démarche missionnaire. Il fallait les voir tous les matins, sur le pont ou dans la cale, revêtus de leurs vêtements liturgiques, dire leur messe après avoir allumé des cierges et fait brûler de l’encens comme s’ils se trouvaient à la chapelle de la rue de Sèvres.
Parmi les passagers également fréquentables qui prétendaient se lancer dans le commerce, se trouvait un certain Georges Pierrond, marchand de gravures d’Épinal de son état, qui espérait vendre aux riches Chinois les images lestes de trousse-jupons et de baisers volés qu’il avait entassées dans une grosse malle fermée à double tour. Un autre, du nom de Maxime Laval, fabriquait des horloges à Besançon. Le troisième, Ange Battista, corse d’origine, espérait séduire les riches Chinoises avec le fameux « cousu sellier » qu’il avait appris à pratiquer dans les ateliers de la maison fondée neuf ans plus tôt par Thierry Hermès. À l’exception des lazaristes, plongés dans la lecture de la Bible, tout ce petit monde affectionnait les jeux de cartes : bridge, tarot, belote, rami, tout était bon pour passer le temps. A cet égard, le
Weitere Kostenlose Bücher