Le sac du palais d'ete
Laura, sentant l’épuisement la gagner, décida d’aller s’allonger sur son lit. Avec Joe, elle occupait une minuscule maison carrée construite en pisé et coiffée d’un toit de roseau. À l’intérieur, où régnait en permanence une odeur de vieux cuir moisi, outre la pièce à vivre, deux chambrettes contiguës permettaient à chacun de dormir séparément. Elle mit dans un couffin la sarabande de linge qui séchait sur un fil et s’affala sur la banquette recouverte d’une simple natte qui lui servait de lit, avant de s’emparer de deux coussins qu’elle glissa sous son dos. Comme à l’accoutumée, à peine allongée, elle se mit à regarder le plafond, laissant vagabonder son espritentre ce futur qui approchait avec cet enfant qui allait naître bientôt et ce passé au cours duquel elle avait déjà échappé à mille dangers.
C’était peu de dire, à cet égard, qu’elle l’avait, avec son frère, échappé belle !
Il n’était pas de jour où elle ne repensât à la façon dont elle avait réussi à s’extirper de l’enfer de la fumerie du Paon Splendide. Avec Joe, ils étaient des rescapés, des miraculés, des ressuscités qui avaient bien failli y rester. Ce n’est qu’a posteriori qu’elle avait pris conscience du terrible guêpier dans lequel elle s’était fourrée avec une légèreté coupable.
Sans le chef Taiping, quel eût été son destin ? Elle n’osait pas l’imaginer. Esclave sexuelle dans un bordel aux Philippines ? Courtisane expédiée de force dans un lupanar de Pékin ? Enrôlée sur un bateau peuplé de malfrats ? Elle était partie pour dégringoler de plus en plus bas en entraînant ce pauvre Joe avec elle ! Et si elle n’était pas tombée de Charybde en Scylla, Hong Xiuquan y était pour beaucoup et même pour l’essentiel.
Car la Providence, pour ceux qui croyaient au ciel, et le hasard ou bien la chance, pour ceux qui n’y croyaient pas, avaient permis cette étonnante rencontre entre Laura et Hong que les deux amies de la jeune Anglaise lui avaient demandé, au moins cent fois, de raconter.
Ce jour-là, elle était désespérée. La veille, elle avait découvert avec effarement que son frère avait été drogué par l’un des serveurs du Paon Splendide. Elle n’avait pas d’autre choix que de quitter avec lui au plus vite ces lieux de perdition. Levée aux aurores, après une nuit où elle n’avait pas fermé l’œil, dans l’espoir de filer sans demander son reste, elle était tombée sur le directeur de la fumerie ! Passé l’immense contrariété et le sentiment d’impuissance qu’elle avait ressentis, elle s’était demandée avec angoisse si ce n’était pas là un signe de méfiance de la part du petit homme fourbe.
— A présent que tu as eu tout le temps de réfléchir, je propose de t’emmener chez mon fournisseur, lui avait lancé sur un ton mielleux le Chinois aux dents pourries par l’opium.
A moitié surprise, car elle ne s’était fait aucune illusion sur le prétendu délai dont elle disposait pour réfléchir à sa proposition, elle avait la peur au ventre.
— Tout de suite ?
— Tôt le matin, pendant que les policiers roupillent, c’est ce qu’il y a de mieux… Quand le tigre dort, les singes sont les rois de la montagne !
Prise au piège, elle avait immédiatement essayé d’échafauder un plan. En attendant, il n’était plus question pour elle de laisser Joe tout seul au Paon Splendide.
— Dans ce cas, mon petit frère vient avec moi !
— À ta guise !
Une heure plus tard, ils étaient à pied d’œuvre chez le compradore , un homme adipeux dont les yeux bridés, réduits à l’état de simples fentes, étaient noyés dans son visage boursouflé. Il était officiellement grossiste en graines. Mais ce n’était là qu’une couverture. L’obèse les avait conduits dans la cave de l’immense entrepôt où il stockait ses céréales et ses semences. C’était là, dans une pièce voûtée à laquelle on accédait par une porte blindée, qu’il entassait ses caisses d’opium. Le grossiste, qui transpirait comme une fontaine, en avait sorti trois sacs de drogue qu’il avait remis au directeur du Paon Splendide avec des mines de conspirateur. Sur le seuil de l’entrepôt, ce dernier avait donné son paquet à la jeune Anglaise en lui intimant l’ordre de revenir le plus vite possible à la fumerie.
— Dois-je effectuer le même trajet qu’à l’aller ?
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