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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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tête-là, Youri. Quand j’aurai de nouveau de l’argent, je t’augmenterai.
    — Ce n’est pas une question d’augmentation, mais de manières, dit Youri.
    Et il se retira sur la pointe des pieds, la tête rentrée dans les épaules et le dos hostile.
    La voix de Kisiakoff retentit à la cantonade :
    — Tu peux t’asseoir, Volodia. J’arrive.
    Il vint, en effet, cramoisi, essoufflé, luisant. Des traces de farine marquaient sa barbe. Le feu du fourneau avait rougi ses yeux.
    — Ce sera fameux, dit-il en s’installant sur sa chaise.
    Et il glissa le coin de sa serviette entre son faux col et son cou.
    Tout en grignotant les hors-d’œuvre, il buvait de nombreux verres de vodka et d’eau de fruits, alternativement. Dans chacun de ses mouvements, Volodia devinait une canaille et un homme fort. Constamment, on avait l’impression qu’il se préparait à renverser un obstacle ou à soulever quelque chose de très lourd pour étonner le monde. Rien qu’à le regarder manger, on comprenait qu’il n’avait peur de personne et ne se gênait de rien. C’était admirable et révoltant. Lorsqu’il eut avalé une poignée d’olives, quelques harengs, du saucisson, du jambon, des champignons et des piments truffés, Kisiakoff s’essuya la barbe et poussa un soupir de soulagement.
    — Ouf ! Ça va, dit-il, en se signant la bouche. Je mourais de faim comme un nourrisson privé du sein maternel. Je n’ai pas perdu mon temps, ce matin. Pendant que tu dormais, marmotte, j’ai rendu visite à mes amis, au gouvernement de la place. On mobilise à tour de bras. Mais tu n’as rien à craindre. Étant donné ton infirmité, on ne t’inquiétera pas. Tu t’es crevé l’œil au bon moment, mon gros. Aurais-tu voulu te soustraire aux obligations militaires que tu n’aurais pas trouvé mieux !
    — Qui te dit que je n’aurais pas préféré garder mon œil et être envoyé en première ligne ?
    — Qui me le dit ? Mais, toi, mon séraphin. Toi, avec tu bonne tête bien nourrie, tes caprices de femmelette, tu répugnance aux coups, à la saleté et à l’inconfort.
    — Je n’ai pas eu peur de me suicider.
    — Ce n’est pas la même chose. On se suicide au moment que l’on a choisi, mais on se fait tuer au moment que choisissent les autres.
    Volodia se rembrunit et jeta son couteau sur son assiette.
    — La guerre me dégoûte, dit-il.
    — Comme tu as raison ! Ceux-là mêmes qui chantaient la guerre commencent à se lasser. J’en ai vu plusieurs de ces héros en chambre. Ils laissent pendre le nez. Ils font pipi de frousse. C’est comique. Les succès du général Broussiloff ne changent rien. Voilà que nous devons aider les Roumains, maintenant. Or, nous n’avons plus d’hommes, plus de munitions, plus de ravitaillement. Les recrues sont instruites à la va-vite. Dans les tranchées, les soldats bouffent du pain gris, des lentilles, de la viande salée et des lièvres de Sibérie. Je t’assure que tu es mieux ici que là-bas.
    — Ici ou là-bas, dit Volodia, l’ennui est partout le même. L’ennui n’est pas extérieur à l’homme, mais intérieur. As-tu des nouvelles de Michel ?
    — Oui, par Lioubov, dit Kisiakoff en se fourrant trois olives dans la bouche.
    Sa joue gauche devint pointue. Il mâchait la chair des olives avec précaution.
    — Que dit-elle ? demanda Volodia.
    — Toujours la même chose. Il est prisonnier. Remis de sa blessure. Il travaille.
    — On les nourrit très mal, n’est-ce pas ?
    Kisiakoff cracha les noyaux dans son assiette et pouffa de rire :
    — Je ne pense pas qu’on leur serve des gâteaux chaque jour ! Oh ! il finira bien par mourir, ton Michel. Les Russes crèvent comme des mouches, dans les camps. La mauvaise alimentation, les maladies… Tu as encore ta chance !
    — Quelle chance ?
    — D’épouser Tania.
    — Je n’y tiens pas.
    — On dit ça ! Mais si cette jolie veuve, après avoir beaucoup pleuré, consentait à tourner vers toi un regard favorable…
    Kisiakoff réunit ses doigts en bouquet et déposa un baiser sur le bout de ses ongles :
    — Hein ? cochon ! Hein ? Hein ?
    Volodia souleva une épaule et la laissa retomber d’aplomb.
    — Eh bien, non, vraiment, dit-il d’une voix morne, c’est trop tard.
    Il était sincère. Tania ne l’intéressait plus. Ni elle ni

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