Le Sac et la cendre
personne. Quelque chose s’était rompu en lui, comme un muscle qui claque. Certains mouvements de la pensée devenaient impossibles. La faculté de s’émouvoir, d’espérer, la faculté d’exister, en somme, étaient mortes. Il n’était plus qu’un paquet de chair énervée et sans âme. On avait mêlé un poison à l’air qu’il respirait.
— Je ne l’aime plus, dit-il. Rien ne m’amuse.
— Je vais tout de même chercher le gâteau, dit Kisiakoff.
Lorsqu’il fut sorti, Volodia continua de réfléchir, le front bas, le regard horizontal. Sa vie était manquée. Mais toutes les vies étaient manquées. Vivre, c’était accepter de manquer sa vie. Tandis qu’il récapitulait ses dernières journées, une nausée pourrie se levait en lui. Son lot, c’étaient les vitres grises, les murs monotones, les heures posées l’une sur l’autre comme des rondelles de feutre, les poignées de main molles, les cuisses ouvertes, l’odeur des gâteaux, les brûlures d’estomac, la clarté indifférente des neiges. Se pouvait-il que quelqu’un l’aimât encore ou enviât son genre d’existence ?
Il toucha du doigt son œil de verre, frais et lisse, puis l’œil vivant, qui trembla comme une bestiole peureuse sous la paupière : « Ah ! si je devenais en verre, des pieds à la tête, artificiel, insensible ! »
Youri entra dans la salle à manger, portant sur son plateau un énorme gâteau nappé de crème et hérissé de marrons glacés et de cerises confites. Kisiakoff marchait derrière lui et chantait :
Qui boira la coupe ?
Qui sera prospère ?
C’est notre cher Volodia !
— Qu’est-ce qui te prend ? grommela Volodia d’un air rogue.
— N’est-ce pas ton anniversaire ?
— Non. Je ne sais pas. Ça m’est égal.
— Le 17 octobre 1916. Tu me l’as dit toi-même. Quel âge as-tu ?
— Ça ne te regarde pas.
— Et moi qui t’avais préparé un cadeau !
Il plaça un petit paquet enveloppé de papier transparent sur l’assiette de Volodia et dit encore :
— Tu ne le mérites pas.
Une émotion absurde étreignit le cœur de Volodia. Il pensait aux anniversaires d’autrefois, aux cadeaux que lui faisait sa mère, aux soupers fins en compagnie de Michel et de Tania. Un goût salé emplit sa gorge.
— Tu ne me remercies pas ? demanda Kisiakoff.
— Merci, dit Volodia.
Et il dénoua le paquet. Dans un écrin de velours bleu, reposait un médaillon en or, au fermoir enrichi de rubis et de diamants.
— Ouvre le médaillon, ordonna Kisiakoff.
Volodia obéit, intrigué. Dans l’une des faces intérieures était encastrée la photographie de sa mère, maigre et triste, et, dans l’autre, la photographie de Kisiakoff. Éberlué, Volodia faillit éclater de rire. Mais Kisiakoff penchait vers lui une figure blême, bouleversée par la tendresse, et il se retint.
— C’est…, c’est très joli, dit-il.
— N’est-ce pas ? Tu pourras le porter sur toi, à même la poitrine. J’ai acheté une chaînette. Ainsi, tes deux anges gardiens ne te quitteront pas.
Il était difficile de savoir s’il plaisantait ou s’il était de bonne foi.
— Je t’ai apporté aussi un œil de rechange, dit Kisiakoff. Viens m’embrasser.
Volodia se dressa à demi et baisa Kisiakoff sur ses joues molles et piquantes. Une odeur de vanille montait de la barbe noire.
— Ah ! Mère céleste, reprit Kisiakoff, contemple ces deux hommes et fais descendre sur eux ta bénédiction.
Puis, il se moucha bruyamment, comme pour mettre un terme à cette crise de sensibilité. Il grognait :
— Voilà, hum… C’est fini… Assieds-toi… Voyons ce gâteau…
La pâte du gâteau était mal prise, et la crème trop sucrée, comme toujours. Mais Kisiakoff exultait :
— Ça, c’est de la cuisine ! Mange donc. Il faut réparer les forces…
Et il déposa un second morceau sur l’assiette de Volodia.
— Je n’en veux plus, gémit Volodia. Je t’assure que je vais vomir.
— Sottise ! Les bonnes choses passent toujours. Il n’y a que l’ordure qui fatigue le foie.
Volodia engloutit le dernier fragment de gâteau avec une moue exténuée. Kisiakoff le considérait d’une manière gourmande, les yeux plissés, les lèvres entrouvertes sur ses dents jaunes, et répétait :
— Ça fait plaisir, ça fait plaisir ! À quoi vas-tu t’occuper
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