Le Sac et la cendre
travaux. « Ce jardin est trop grand pour moi. Comme la maison. Comme le monde. Je ne suis plus de taille. Encore un an ou deux, et la végétation aura tout envahi. Sitôt que l’homme vieillit et se fatigue, elle en profite, elle s’étale. Or, je vieillis, je me fatigue… »
Il sourit et regarda, au-delà des haies de feuillages, la vaste steppe jaunissante qui se prolongeait dans un ciel de brume. Ayant pris la résolution d’écrire à Nina, il se sentait mieux : « Je lui expliquerai. Elle comprendra. D’ailleurs, dans ma lettre, je n’ordonnerai rien, je suggérerai, je conseillerai. Tout est dans le style, dans le choix des mots… » Plus il observait l’horizon, et moins la guerre lui paraissait plausible. Il était inconcevable qu’un homme pût désirer la guerre après avoir contemplé le ciel. Car, dans le ciel, il y avait tant de bonté et tant d’intelligence, que l’âme de chacun aurait dû en être apaisée pour l’éternité. « C’est parce qu’ils oublient de regarder le ciel, songea-t-il. Il faudrait l’apprendre aux enfants, dès leur premier âge. Les mathématiques, l’histoire, la géographie, la littérature, la morale ne sont rien… Mais le ciel… » Un doux vertige lui saisit le cœur et il baissa les paupières. Ses idées s’embrouillaient. Le grésillement des insectes entrait dans sa tête. Une caille cria au loin. Une compagnie de perdrix s’envola avec un froufroutement allègre. Dans le verger voisin, quelqu’un aiguisait une serpe. « Voilà la vie, le bonheur, pensait Arapoff. Et eux se battent. » Il lui sembla subitement que tout le monde était dans l’erreur et que lui seul avait compris la volonté de Dieu. « Les hommes se fatiguent, luttent et ne prennent de l’existence que ce qu’elle offre de plus lourd et de plus cruel. Ils laissent de côté ce qu’elle a d’impondérable et de joyeux. Mais moi, je sais. Il faudra leur dire… »
Il examina ses mains. Les pucerons qu’il avait écrasés avaient déposé une trace verte sur ses vieux doigts ridés. Arapoff porta les doigts à ses narines. Ils sentaient la terre, le suc des plantes, le tabac. Ses ongles étaient noirs. Il réfléchit longtemps encore à son âge, à sa lassitude, au sort de ses enfants dispersés, menacés. Mais sa tristesse était calme. Comme si une réponse consolante lui était venue de quelqu’un de très haut placé. Le soleil déclinait. Une poudre d’or monta de la steppe. Arapoff reprit son sécateur et s’avança vers les rosiers, en clignant des yeux et en riant doucement, pour lui-même.
II
Dès qu’il entendit le bruit de la porte d’entrée et le pas de Kisiakoff dans le vestibule, Volodia glissa son livre sous l’oreiller et feignit de dormir. L’usage voulait que Kisiakoff, au retour de sa promenade matinale, surprît Volodia couché, assoupi, et le grondât pour sa paresse. Il devait être midi. Le meilleur moment de la journée. Ayant couru en ville, vu des gens, fureté dans les magasins, Kisiakoff rapportait un assortiment de ragots, que Volodia écoutait sans déplaisir. Lui-même ne quittait plus guère la chambre. Sommeillant très tard, lisant le reste du temps, ou disposant des patiences, il comptait sur son ami pour l’alimenter en nouvelles fraîches. C’était grâce à lui qu’il se maintenait encore en contact avec le monde extérieur. Si Kisiakoff n’avait pas existé, Volodia se serait totalement désintéressé de ses contemporains. Sa chambre était comme un îlot au cœur de la tempête. Là, recroquevillé dans sa solitude, ne souhaitant plus rien, craignant également et la mort et la vie, il se complaisait dans une inaction béate, dans un vague anéantissement de bête hivernante. Kisiakoff subvenait à ses besoins, payait le loyer, le domestique, la nourriture. Sur la demande de Volodia, il avait signifié à Stopper et à Ruben Sopianoff de ne plus déranger leur camarade souffrant de langueur. Il avait même poussé la prévenance jusqu’à faire changer le numéro de téléphone, pour que des importuns ne vinssent pas distraire Volodia dans ses méditations. Il avait aussi diminué les gages de Youri et renvoyé la cuisinière qui était curieuse et bavarde. Depuis ce jour, il préparait lui-même les repas.
Comme chaque matin, Volodia l’entendit chanter dans la cuisine en déballant
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