Le Sac et la cendre
n’était pas venu. Échappé par miracle à un néant qu’il appelait de tous ses vœux, il s’habituait graduellement à cette persistance en lui de la vigueur et de la pensée. Rien ne s’était amélioré pourtant dans le monde particulier auquel il refusait, naguère encore, d’appartenir. Aux soucis personnels que lui causaient la conduite de Tania, le sort de ses enfants, l’abandon de l’affaire, s’ajoutaient aujourd’hui les privations et les tristesses de son nouvel état. Mais, contre toute logique, il lui semblait qu’il était plus heureux à présent que jadis. S’il avait désiré mourir, c’était uniquement parce qu’il avait reconnu le caractère dérisoire et hideux de la vie, l’inutilité de cette agitation quotidienne, l’absurdité des injures morales qu’il endurait par la faute des autres. Or, voici qu’une erreur fondamentale lui sautait aux yeux dans le bilan qu’il croyait avoir établi avec toute l’impartialité nécessaire, et où les raisons de disparaître étaient infiniment plus nombreuses que les raisons de rester. Une hâte injuste lui avait fait attribuer un coefficient excessif aux désagréments de son destin et négliger des motifs de joie d’une importance capitale. Ces motifs de joie se révélaient à lui, un à un, au cours de sa captivité. Ils étaient tous, d’ailleurs, d’un caractère fort étrange. Comment expliquer, par exemple, que la vue de ces hommes noirs, gesticulant dans l’immensité blanche de la plaine, fût, à elle seule, une source de contentement ? Comment expliquer que le parfum de la glèbe dénudée, mouillée et froide, suffît à compenser le souvenir des anciens mensonges ? Comment expliquer que la joue enflée d’Ostap, ou les yeux chassieux de Pétroff, fissent pencher la balance en faveur de la vie ?
Tout en travaillant dans cette épaisseur de brouillard gris et de neige éblouissante, Michel éprouvait l’impression bizarre de s’être ouvert à l’enseignement du monde. Telle une bête qui suffoque dans l’atmosphère raréfiée d’une cloche pneumatique et qu’on délivre soudain, il devinait que l’air pénétrait en lui jusqu’aux régions profondes de ses bronches, gonflait ses tissus pulmonaires lavés, réchauffait les vaisseaux les plus infimes de son être. Déplié, éveillé, il percevait avec une acuité délicieuse les moindres conseils de cette nature aux teintes sobres. Vivre ! Vivre ! Remuer les bras, les jambes. Aspirer à pleines narines ce ciel gelé, cette terre veuve. Prendre les arbres dans ses yeux. Combler son cœur du bruit métallique des pelles. Avait-il fallu vraiment qu’il fût privé de tout, affamé, enfermé, pour apprécier l’allégresse essentielle d’être un homme parmi les hommes, d’être un homme dans l’univers de Dieu ? Un moment, il se demanda si ses compagnons partageaient cette béatitude.
Il aurait voulu pouvoir leur communiquer les raisons de sa foi. Interrompant sa besogne, il cria :
— Ça va, Ostap ?
— La pelle dit que oui, moi je dis que non, répondit Ostap en souriant faiblement.
Il avait un visage court et grêlé, que le froid transformait en une masse de chair violâtre. Des morves étincelantes pendaient dans sa moustache rousse.
— C’est tout de même plus agréable que de déterrer les troncs d’arbres pourris ou de casser les pierres, dit Michel.
— Ce serait plus agréable s’il n’y avait pas ces deux barbares, avec leurs fusils, dans notre dos.
— Oublie-les.
— Eux ne m’oublieront pas. Si je voulais foutre le camp, ils me tireraient comme un lièvre. Ils n’ont pas manqué Ostroliouboff, les salauds !
— Tu voudrais t’enfuir ?
— Dame, tout le monde voudrait s’enfuir.
— Pour retourner dans l’armée ?
— Oh ! l’armée ! dit Ostap avec une grimace de mépris. Pour revoir le pays, plutôt. Et tuer les poux à mon aise. Et bouffer autre chose que leur pain de crottin et de paille. Et…
Subitement, Michel songea que les motifs d’Ostap étaient secondaires et que, pour sa part, il ne souhaitait pas s’échapper. Il lui semblait qu’en trompant la surveillance des sentinelles, il eût enfreint les termes d’un contrat. Ayant été blessé et capturé, il avait perdu la partie. Il payait. C’était la règle du jeu. Il fallait toujours respecter la règle du
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