Le Sac et la cendre
aux visages extatiques. Quelque temps encore, le chant bourdonna dans le noir. Puis, les hommes se turent. Ostap cria :
— Dormez bien, frères.
— Merci. Ostapouchka ! Merci, tu nous a retourné l’âme.
Dans l’obscurité murmurante, Michel sentit la main d’Ostap qui serrait la sienne.
— Encore un jour de passé, dit Ostap. Là-bas, au village, ils doivent déjà penser à la Noël. Et moi…
— Chez moi aussi, dit Michel, on doit penser à la Noël. J’ai des enfants, n’est-ce pas ?…
— Oui, oui, tu m’as déjà dit…
— Deux garçons : cinq ans et neuf ans…
— Comme ça, oui… Dieu les garde…
Subitement, Michel éprouvait le besoin de tout raconter à Ostap. Il fallait dire à cet homme comment était la maison, et à quoi jouaient les enfants, et où se trouvaient les bureaux de l’affaire.
— As-tu entendu parler des Comptoirs Danoff, Ostap ?
— Non.
— Tu aurais pu. Nous avons des succursales partout. À Moscou, à Astrakhan, à Stavropol, à Armavir, à Ekaterinodar…
— Et qu’est-ce que tu vendais là-dedans ?
— Du drap ! Mais quel drap ! Et à quel prix ! Écoute…
Michel bavardait avec hâte, avec plaisir, comme s’il se fût délivré d’un secret torturant. Il expliquait à Ostap les débuts de l’entreprise et son développement, la lutte contre les concurrents régionaux, les traquenards des fabricants, l’organisation des cantines pour les employés et son idée d’assurances mutuelles. Il citait pêle-mêle des chiffres, des métrages de drap, des noms de banquiers. Certes, il savait que son compagnon était incapable de le comprendre, et même de le croire ; cependant, l’essentiel, pour lui, n’était pas d’être compris et d’être cru, mais de pouvoir relater à quelqu’un ce qu’avaient été sa besogne et sa vie. Après avoir, pendant longtemps, dénigré son passé, par souci de renouvellement, il se passionnait aujourd’hui pour ces pauvres jeux de mémoire. Il retrouvait intact malgré les mois de guerre et de captivité, son intérêt pour les Comptoirs, son inquiétude au sujet de leur gestion, ses projets d’agrandissement, ses calculs, sa fièvre. Que signifiait cet engouement intempestif ? Était-ce l’absence de danger, la monotonie d’une existence régulière et lente, qui l’incitaient à reprendre goût aux tractations d’autre fois ?
— Je me demande ce qu’ils font sans moi. Sûrement, nous avons décroché de grosses commandes de l’Intendance. Mais c’est du paiement à six mois, sans escompte…
— Ah ! oui ? dit Ostap d’un air indécis.
— En temps normal, cela n’aurait pas eu de conséquences graves. Notre service à la clientèle courante aurait largement couvert ce manque à gagner. Mais la vente au détail a dû se ralentir partout. Ah ! j’aimerais savoir…
— Tous, on aimerait savoir…
— Figure-toi, qu’un jour, à Astrakhan…
Ostap approuvait par de petits murmures limoneux :
— Voyez-vous ça !… Quelle histoire !… Eh bien, c’était vraiment une grande affaire…
Michel était heureux qu’Ostap considérât les Comptoirs Danoff comme une grande affaire. Il devinait bien que son camarade forçait un peu son admiration pour lui complaire. Mais cela n’avait pas d’importance :
— Oui, mon bon, c’était une grande affaire, une belle affaire. Plus tard, quand je serai libéré, je créerai sûrement une succursale dans ton coin. Tu es d’où ?
— Des environs de Tcherkassy, par là…
— Excellente idée. Nous ne prospectons pas encore cette région. Je fonderai vraiment un établissement de vente à Tcherkassy. Et quel genre de marchandise aiment-ils, chez toi ?
— C’est-à-dire, pour les femmes, de la couleur, bien sûr, et, pour les hommes, du solide.
— Ça te paraîtra drôle, hein, d’acheter du drap chez Danoff, après avoir couché à côté de lui, sur les planches ? Je donnerai des instructions. On te fera des prix spéciaux. On te soignera…
Tout en parlant, Michel se jugeait ridicule, misérable, mais une gaieté enthousiaste le dominait. Toute sa chair palpitait d’allégresse.
— Tu verras, tu verras… Et puis, plus tard, tu viendras à Moscou, je te montrerai ma maison, mes enfants…
Il hésita un instant et ajouta avec effort :
— Ma femme…
Il y eut
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