Le Sac et la cendre
avait envie de jeter sa pelle, de courir, de tomber, de pleurer.
— Ah ! dit-il, je n’en peux plus.
— T’en fais pas, grommela Ostap, en s’essuyant le nez avec le revers de sa manche. C’est bientôt la fin.
La sentinelle porta un sifflet à ses lèvres. Instantanément, les hommes s’arrêtèrent de travailler.
— Antreten ! Antreten ! Los ! (13)
Chargeant leurs pelles sur l’épaule, les prisonniers s’alignèrent et la colonne s’ébranla en direction du camp, que la route fraîchement déblayée où fondaient encore, çà et là, quelques galettes de neige sale.
Étendus côte à côte, les hommes bâillaient, se grattaient et cherchaient leurs poux, en attendant que s’éteignît l’unique chandelle qui leur était dévolue pour la soirée. Une eau musicale suintait à travers les planches disjointes de la baraque. Le baquet de nécessité dégageait une odeur violente d’ammoniaque et de poireaux. Autrefois, on autorisait les prisonniers à sortir, la nuit, sous la surveillance d’une sentinelle, pour aller satisfaire leurs besoins au fond de la cour. Mais, depuis quelques mois, le personnel du camp, composé exclusivement de territoriaux, avait subi des prélèvements au profit de l’armée active et, les quelques soldats du poste de garde suffisaient à peine pour assurer les tournées réglementaires dans les allées des sections. Ordre avait donc été donné de ne plus permettre aux captifs de quitter le dortoir, après le dernier appel, sous quelque prétexte que ce fût.
Couché sur sa paillasse bourrée de copeaux de bois, les mains sous la nuque, les jambes pliées, Michel écoutait, à travers un demi-sommeil, les bavardages, les remuements, les toux, les jurons qui émanaient de ce bétail fourbu. Il n’avait pas à tourner les yeux vers ses compagnons pour savoir les attitudes et les occupations de chacun. Dans ce décor, tremblotant de caverne, peuplé d’une vie confuse, dense et inintelligible, les gestes étaient lents, les paroles montaient comme des bulles dans la vase. Pétroff attrapait les poux, l’un après l’autre, et les jetait sur le couvercle chauffé à blanc d’une boîte de conserve. À chaque grésillement, il grognait :
— En v’là un qui ne me fera plus souffrir. Venez voir, les gars, comme il est gros. C’est sûrement une femelle.
Un gringalet, dévoré de fièvre, chantonnait en se nettoyant les pieds avec un papier journal. Plus loin, quatre troglodytes jouaient aux osselets. Quelqu’un s’était accroupi sur le baquet. On l’entendait pousser, geindre. Des voix amicales l’encourageaient :
— Ça viendra. C’est le hareng qui ne passe pas. Demain, t’as qu’à te faire porter malade…
— Eh ! les copains, la chandelle va s’éteindre…
— Chante quelque chose, Ostap !
Ostap se tourna vers Michel et demanda :
— Tu veux aussi que je chante ?
— Mais oui.
Et Ostap chanta. Sa voix était fraîche, agréable :
Adieu, les parents,
Adieu, les amis,
Adieu, ma fiancée.
Ma chérie …
Les prisonniers reprirent en chœur le refrain. L’homme sur son baquet, la culotte baissée, la face douloureuse chantait avec les autres. Pétroff s’était arrêté de griller ses poux. Il battait la mesure. La mélodie, monotone et virile résonnait sourdement entre les parois, crevait le plafond, montait vers le ciel étoilé. Un espoir immense, une gratitude désolée, gonflaient toutes les poitrines. Par la vertu des rythmes et des mots, l’impossible devenait vrai. La Russie se rapprochait, avec ses plaines, ses villages de bois, ses coupoles vertes et dorées, ses marchés en plein vent, ses paysannes à fichus rouges, ses bouleaux, ses accordéons et ses cloches dominicales. La Russie se rapprochait comme une marée, envahissait, digérait l’Allemagne. Cette bicoque puante n’était pas plantée dans une terre étrangère, mais dans la terre russe. Ces naufragés difformes n’étaient pas en prison, mais chez eux. Si la porte s’ouvrait, ce ne seraient plus des barbelés ni des sentinelles que rencontreraient leurs regards, mais l’espace, l’espace blanc, l’espace russe où tintent des grelots.
Adieu, mes parents
Adieu , mes amis …
La flamme de la chandelle vacilla, s’éteignit. L’ombre engloutit un peuple de rescapés
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