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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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voilà. Comment donc ? Des prisonniers ? Et ils réclament ? » Si on réfléchit, on devient méchant. Mais si on ne réfléchit pas, on donne des harengs même à un criminel, même au diable quand il a l’air malheureux. C’est comme ça, mon nourricier. Les Russes donneraient des harengs même au diable s’il avait l’air malheureux. Les Allemands n’en donneraient pas au Christ, s’il portait le même uniforme que nous. Tu comprends, maintenant ?
    Michel ne répondit rien, car le soldat pâle et flasque, un territorial, s’était approché d’eux et les considérait avec colère. Enfin, l’homme s’éloigna en secouant ses bottes dans la neige. Il n’y avait pas de haine dans l’esprit de Michel pour cette brute bedonnante à la barbe d’étoupe et aux yeux cruels. « Je n’ai même pas envie de le tuer », songea-t-il avec surprise. Lui qui, jadis, ne pouvait supporter la moindre atteinte à sa dignité, acceptait sans révolte les humiliations que lui infligeaient quelques gardes-chiourme aux faces plates. Il se demanda si la guerre et la captivité n’avaient pas définitivement aboli dans son cœur l’orgueil du nom et de la race. Très vite, cependant, il reconnut que sa crainte était vaine. Car, derrière l’amour-propre apparent, temporel, pratique, existait un amour-propre second d’une valeur plus admirable. Cet amour-propre second ne se nourrissait pas des marques de respect que lui prodiguaient les autres, mais des marques de respect qu’il se prodiguait à lui-même. Ce n’était pas la pensée du « qu’en-dira-t-on » qui intéressait Michel, mais la pensée du « qu’en-dirai-je ». Ainsi, il importait peu que Michel fût couvert de loques, mêlé à une foule de captifs hagards, commandé, malmené par des soldats allemands ; sa fierté demeurait intacte.
    Cette idée l’accompagna tout au long de l’après-midi, dans son travail. Ostap, à ses côtés, ne parlait plus, et semblait prendre un plaisir physique à déblayer la route. Ils avançaient à petits pas, entre les remparts de neige. Michel entendait le halètement régulier de ses compagnons. Les pelles raclaient la terre. Derrière l’équipe des prisonniers, s’allongeait une chaussée noire et luisante. Dans le ciel gris et bas volaient des corbeaux désœuvrés. Un train siffla, très loin, d’une manière horizontale, désespérée et douce. Et ce coup de sifflet mesura l’espace, lui donna sa vraie dimension. Michel eut peur de la distance qui le séparait de son pays, de son passé. Il lui paraissait inconcevable que cette captivité pût prendre fin et que les visages d’autrefois revinssent en cercle dans sa vie. La Russie était un pays de rêve ; ses enfants, sa femme, ses amis n’avaient existé que dans son imagination.
    Dans un chemin secondaire, à mi-parcours entre Michel et l’horizon, une carriole roulait, trapue et maladroite. Qui conduisait cette carriole ? Un paysan allemand sans doute. Un homme libre, qui se hâtait de rentrer chez lui. Michel soupira. Son cœur se serrait à l’approche du soir. Avec l’ombre, venaient toujours les regrets, la fatigue. De mauvais désirs de solitude et de confort, de profils féminins et de linges propres, de table servie, de lampe allumée, montaient dans son corps, entraient dans son âme. Il souhaitait brusquement devenir ce paysan qui, à travers la plaine neigeuse, menait sa carriole vers une abondante et calme demeure. Oh ! si la liberté lui était rendue, il savait à présent qu’il ne gâcherait pas son temps en vaines disputes, en combats de prestige, en amitiés stériles. Non, fort de son expérience, il vivrait en avare, en gourmand, dégustant chaque seconde comme si elle dût être la dernière, obtenant des êtres et des choses l’essence même de ce qu’ils pouvaient lui donner, tirant son bonheur de tout ce qui respirait, de tout ce qui brillait dans le monde, qu’il s’agît d’une étoile ou d’une casserole, d’un enfant ou d’un grain de blé. Il tiendrait un compte exact de ses battements de cœur ; il ne dépenserait pas une seule pensée, un seul instant à la légère ; il étonnerait Dieu lui-même par son amour et sa compréhension de l’univers humain. Une joie de supplicié l’envahit, surnaturelle, démesurée. L’impatience faisait trembler ses membres. Il

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