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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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fiévreux. Le plaisir que lui causait sa récente promotion n’était pas aussi vif qu’il l’avait prévu. Une tristesse louche persistait après les réactions initiales de l’orgueil. Et, en effet, pouvait-il se réjouir de son succès personnel, alors que l’armée, autour de lui, souffrait et se décomposait par fragments ? Des menaces de désordre étaient dans l’air. Les journaux de l’arrière dont, de temps en temps, un numéro parvenait jusqu’aux premières lignes, parlaient de réformes nécessaires, de trahisons, de grèves, de famines locales. Tout allait mal, depuis que Michel avait été fait prisonnier. Oui, c’était vers cette époque-là, environ, que les premiers symptômes de fatigue étaient apparus dans les formations combattantes.
    Quelle que fût sa volonté d’intransigeance, le lieutenant-colonel Arapoff ne savait pas s’habituer à l’absence de son beau-frère. Même la nouvelle inespérée de la guérison, de l’internement de Michel dans un camp, en Allemagne, alors que tous ses proches le croyaient mort n’avait pas suffi à chasser l’obsession qui tourmentait Akim. La pensée de cette disparition, dont il était directement responsable, ne le quittait plus. Pour résister aux effets d’une tendresse affligeante, il devait se réfugier dans la dureté, dans l’injustice. Intentionnellement, il exagérait son respect du devoir, son insensibilité devant l’épuisement ou la douleur des autres. Il ne causait plus guère avec ses hommes, en dehors du service. Seules l’intéressaient des notions abstraites, telles que la patrie, l’honneur du régiment, l’avenir de la monarchie pravoslave. Enfermé dans son mutisme, isolé et sombre, actif et brutal, il semblait porter le deuil de lui-même.
    Cette fois encore, passant devant un guetteur dont la silhouette lui rappelait Michel, il éprouva un choc au cœur et serra les mâchoires. Des flocons de neige mouillée tourbillonnèrent dans le crépuscule. Akim sentit un contact froid et glissant dans son cou. Le guetteur secoua les épaules. Un coup de feu claqua de l’autre côté de l’eau. Hors des abris sortaient des bruits de voix et de rires, des tintements de gamelles. Dans la forêt voisine, on entendait craquer des branches sèches. Sans doute, des hommes de corvée coupaient-ils du bois pour les piquets de réseaux barbelés ? Toujours la même chose. La sonnerie du téléphone, sonna, grêle, dans un trou surmonté de perches d’où pendaient des chevelures de fils noirs.
    « Je prends le message… Pour la troisième batterie… Position nouvelle… »
    Akim s’éloigna, en rasant de l’épaule un parapet gluant qui sentait la terre des morts. Tout au bout du boyau, il fut surpris de trouver les mitrailleurs installés à leur ancien poste, dans un nid de sacs et de tôles.
    — Qu’est-ce que vous foutez là ? J’ai ordonné au cornette Vijivine de vous déplacer !
    — Pardonnez, Votre Haute Noblesse, dit l’un des hommes, en tournant vers Akim un visage tapissé de barbe et de crasse, on ne nous a pas prévenus.
    — Mais le cornette Vijivine…
    — Il n’est pas venu nous voir de la soirée.
    — C’est bon, dit Akim, d’un air confus et haineux. Restez ici en attendant mes instructions.
    Depuis quelque temps, la moindre infraction à ses consignes le jetait dans des crises de colère froide. Il ne pouvait plus supporter la désobéissance, la négligence de ses subordonnés. Accélérant le pas, il se dirigea vers l’abri de Vijivine, qui était situé en retrait de la tranchée, dans un chemin de rocade. Tout en marchant il préparait les termes de sa semonce :
    — Des incapables, des morveux, voilà ce qu’on nous envoie !… Un ordre est un ordre !… Oui !… Je n’ai pas l’habitude !… Vos excuses, cornette Vijivine, je ne veux pas les entendre !… Quand j’avais votre grade et que mon colonel…
    Il haletait un peu. Une mauvaise grippe le maintenait, ces derniers jours, dans un état d’essoufflement désagréable. Il se racla la gorge, cracha dans la boue. Une balle siffla à ses oreilles. « Qu’est-ce qui les prend, ceux d’en face ? Ce n’est pas l’heure. » Baissant la tête, il s’avança jusqu’à la porte de l’abri. Une couverture en lambeaux masquait l’entrée. La lueur d’une lampe à pétrole bordait cette

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