Le Sac et la cendre
loque d’une frange de rayons orangés. De l’intérieur, parvenait une rumeur de voix. Vijivine avait dû inviter quelques officiers subalternes à partager avec lui une bouteille de « phlogiston ». Au lieu de pénétrer brusquement dans l’abri, comme il en avait formé le dessein, Akim s’appuya du dos à la paroi et retint sa respiration pour mieux entendre.
— Non, mes amis, disait Vijivine, quoi que nous fassions, cette guerre de tranchées est une absurdité. On a reproché à Kouropatkine d’avoir abandonné la guerre de manœuvre pour une guerre de position, en 1905, et on recommence la même erreur en 1916.
— C’est parce que nous ne sommes pas seuls à nous battre, dit un autre officier. Les Français nous imposent leur tactique. Vraisemblablement, la décision militaire viendra de l’Ouest…
— Tu me fais rire avec ton Ouest, s’écria Vijivine. Leur front, là-bas, a tout juste quatre cents kilomètres. Ils entassent des hommes, du matériel, des munitions sur ce faible espace. Ils vivent comme des princes, dans des galeries souterraines éclairées électriquement. Continuellement, des trains spéciaux leur amènent du ravitaillement, des médicaments, des obus. Les soldats sont relevés chaque quinzaine. Les permissionnaires sont nombreux. Tout est organisé, quoi ! Mais nous, nous tenons un front de plus de deux mille kilomètres, pour lequel nous manquons de fil de fer barbelé, de canons, de fusils. Et on veut nous soumettre à la tactique française. Quand j’ai appris que l’empereur prenait le commandement suprême de l’armée, en remplacement du grand-duc Nicolas, j’ai cru que tout allait changer, qu’on nous sortirait de nos trous, qu’on nous lancerait dans la bagarre. Penses-tu ! C’est comme la proclamation qu’on a lue ce matin. Des mots en l’air : « Nous resterons inébranlables dans notre confiance en la victoire. Dieu bénira nos armes. » Pour que Dieu bénisse nos armes, il faudrait que nous en eussions !
Il y eut des éclats de rire, des tintements de tasses et de verres. Une chaude indignation monta au visage d’Akim. Comment ces galopins pouvaient-ils se permettre de critiquer la proclamation impériale ? Il était évident que des paroles emphatiques ne changeraient rien à la situation. Mais, puisque le tsar avait voulu s’exprimer de la sorte, c’était que des raisons de haute politique l’y avaient obligé. Perdre confiance dans le tsar équivalait à perdre confiance dans la Russie.
— Remarque bien, reprit Vijivine, qu’il n’est pas tout à fait responsable.
Ce « il » outrageant, appliqué à la personne du monarque, fit sursauter Akim. Il pensa soulever la couverture qui masquait l’entrée de l’abri, mais se ravisa et serra les poings dans ses poches.
— C’est tout l’arrière qui est pourri, dit quelqu’un. Ils ne s’occupent que de politique. L’« Union des Zemstvos et des Villes » fourre son nez partout. Des politiciens enveloppent l’armée, se rendent en mission au front, rédigent des rapports, dénigrent tout et veulent tout rénover. Au lieu de fabriquer des canons, ils clament que nous n’en avons pas. Au lieu de nous donner du pain, ils annoncent que la troupe se meurt d’inanition. Au lieu de nous aider, ils nous expliquent pourquoi on ne nous aide pas. Bref, ils aggravent le mécontentement en le définissant dans leurs discours.
— Si le tsar avait de l’autorité, il balayerait tous ces bavards.
— Oui, mais voilà, il est marié, le pauvre !
— Moi, je respecte l’impératrice, dit une voix graillonneuse, qu’Akim reconnut pour être celle du lieutenant Staroff.
— Tous, nous la respectons, renchérit Vijivine. Mais nous avons du mérite. Si le quart de ce qu’on raconte au sujet de Raspoutine est vrai…
— C’est vrai, mon bon, dit Staroff sur un ton geignard. Je rentre de permission. J’ai rencontré pas mal de gens bien informés, à Pétrograd. Les monarchistes les plus convaincus sont atterrés par les fautes de l’empereur et de l’impératrice. Raspoutine les domine comme un sale diable barbu. Ils vivent dans les fumées du mysticisme. La recommandation du moine défroqué suffit à élever les êtres les plus abjects aux fonctions les plus hautes. Le banquier Manus, l’aide de camp de Sa Majesté, Rubinstein, le métropolite de
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