Le Sac et la cendre
vrai, bien sûr. Tout de même, il était évident que les soldats de garde marquaient un certain respect à Ostap, à cause de sa résistance et de son entrain.
— Oui, murmura Ostap, j’étais un cosaque et je ne suis rien. La vie est ainsi faite. Quand le malheur arrive, ouvre-lui la porte !
Il se leva, déboutonna sa culotte et pissa longuement. L’urine fumante creusait un entonnoir jaune dans la neige.
— Tu vois, dit-il, même avec de la pisse on peut faire quelque chose de joli.
De nouveau, Michel éprouva dans tout son être un afflux de bonheur incompréhensible et merveilleux. Comme si, en quelques mots, Ostap lui avait donné une raison supplémentaire de vivre. Il regardait la tache dorée de l’urine dans la neige, et les traces de pas qui s’en allaient jusqu’au tonneau, et les silhouettes verdâtres des sentinelles, et il se sentait riche, soudain, d’une énorme consolation. Ostap reboutonnait sa culotte en se dandinant.
— Quoi qu’on t’envoie, ôte ton chapeau, dit-il. C’est écrit dans la Bible.
— En es-tu sûr ? demanda Michel en souriant.
— Si ça n’y est pas, ça devrait y être.
Il cligna de l’œil et poursuivit :
— Seulement, quand il s’agit de harengs, tu l’ôtes un tout petit peu, ton chapeau, juste ce qu’il faut pour ne pas offenser Dieu, mais lorsqu’on te sert du gruau, ou des concombres salés, tu te découvres bien, tu te plies en deux. Hé ! hé ! L’homme est gourmand ! Si tu es né cochon, c’est avec le groin que tu chercheras ta nourriture, si tu es né colombe, c’est avec le bec. Il n’y a rien à faire. Sacrés harengs ! Comme ils appellent la vodka ! Ils ne peuvent pas vivre sans vodka !
Il clappa de la langue et fit une grimace douloureuse. Les autres prisonniers s’étaient approchés et riaient de ses mines pleurardes.
— Chante quelque chose, Ostap.
— Il n’y a que les petits oiseaux qui chantent pour rien, dit Ostap. Donne-moi du kwass, et je te chanterai merci.
Pétroff, dont la bouche édentée n’était qu’un trou sous le gros paquet jaunâtre de la moustache, grogna soudain :
— Au lieu de faire le pitre, tu devrais aller demander aux gardiens s’il ne reste pas de harengs dans le tonneau.
— Pourquoi que t’y vas pas toi-même ?
— Ils t’aiment mieux que moi. C’est connu.
— Et s’il y en a encore, des harengs, pour qui seront-ils ?
— On les tirera au sort.
Ostap fronça les sourcils, logea sa langue dans sa joue gauche et se dirigea en cahotant vers les sentinelles. Michel le vit s’arrêter à deux pas des Allemands, hésiter, se tourner vers les camarades. Puis, il se mit à parler aux factionnaires, en agitant les mains et la tête d’une façon comique. Les deux soldats ne bronchaient pas d’une ligne Soudain, l’un d’eux, un gros barbu, à la chair pâle et flasque, éclata, gueula des injures. Dominant les vociférations du gardien, on entendait la voix d’Ostap qui hurlait les seuls mots d’allemand qu’il devait connaître :
— Bitte sehr … Heringe … Hunger … (11)
La sentinelle renversa le tonneau d’un coup de crosse et piétina les derniers harengs, les écrasa, les enfonça à pleines bottes dans la neige :
— Keine Reklamationen !… Schweinhunde !… Ich will dir schon Heringe geben ! (12)
Ostap revint vers ses compagnons, le dos voûté, les bras pendants.
— Il y en avait quatre encore, dit-il tristement.
Un sifflement aigu rassembla sur la route le long cortège des hommes consternés. Les pelles brillèrent de nouveau dans les mains nues. Des visages de grisaille se baissèrent vers la terre blanche.
— À des Français ou à des Anglais, dit Ostap, ils n’auraient pas osé refuser quatre harengs. Mais nous sommes des Russes. Alors, ils ne se gênent pas. Jamais personne ne s’est gêné avec les Russes. Faut croire qu’on est une race à part.
Il cracha, enfonça sa pelle dans la neige et poursuivit :
— C’est surtout, je pense, parce que nous n’avons pas la même façon de souffrir. Les étrangers ne savent pas que la souffrance, quand on la laisse entrer dans soi, bien au fond, c’est encore du plaisir qui entre. Ils sont trop malins. Ils réfléchissent. Même ce gros cochon qui a renversé le tonneau, eh bien, il réfléchit. Il se dit : « Voici et
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