Le Sac et la cendre
Pétrograd, Pitirime, le ministre de l’Intérieur Protopopoff, le général Voeïkoff, le président du Conseil Sturmer sont des créatures de Raspoutine. Et l’empereur, chapitré par Alexandra Féodorovna, n’ose pas nettoyer ses écuries de tous les pourceaux qui s’y vautrent.
— Le tsar a renvoyé Sturmer, le mois dernier.
— Oui, parce que le tsar se trouvait à la Stavka, loin de son épouse. Mais, dès qu’elle a appris la disgrâce du premier protégé de Raspoutine, elle s’est rendue au quartier général avec ses enfants, afin de sauver au moins le second protégé : Protopopoff. Elle a remis au tsar une lettre comminatoire de Raspoutine. Et Protopopoff, cette canaille illuminée, est resté à son poste. Voilà, voilà, mon cher, comment on nous gouverne ! Pendant ce temps-là, on manque de pain dans les quartiers pauvres de Pétrograd. Les ouvriers protestent. Les nouvelles recrues refusent de partir pour le front. La guerre russo-japonaise a déclenché la révolution de 1905. Souhaitons que cette guerre-ci ne déclenche pas une révolution plus grave encore.
— Cela arrangerait bien les affaires de l’Allemagne, grommela Vijivine.
Akim ne pouvait toujours pas se résoudre à entrer dans l’abri. Sa colère était tombée, car l’inquiétude des jeunes officiers correspondait à ses propres sentiments. S’il n’était pas d’accord avec eux sur l’expression de leur pensée, il en approuvait, sans réserve, le fond. Un écœurement familier occupait sa poitrine. Il respira l’air pur de la nuit comme si ce souffle du ciel eût suffi à chasser les signes funestes qui se pressaient dans son cœur. De toutes ses forces, il implora ce décor de neige, nu et vide, ces nuages sombres, de lui venir en aide et de sauver son pays. Après une longue pause, Vijivine soupira et dit, sur un ton de gaieté pénible :
— Si tu nous jouais quelque chose, Serge. Ta dernière chanson…
Une guitare bourdonna. La voix de ténor de Serge Liavine s’éleva, juste et seule, dans la nuit :
Dans l’abri de boue et de glace,
Nous écoutons geindre le vent,
Et la chandelle jaune éclaire
Nos visages désabusés.
La guitare chante, ô mes frères,
Les braves hussards d’autrefois,
Leurs exploits et leurs chevauchées,
Leur bravoure et leur tradition.
Mais nous, leurs fils, que faisons-nous ?
Comme des rats, dans la tranchée,
Nous attendons que les obus
Nous déchirent et nous enterrent.
Ah ! rendez-nous le sabre courbe,
Et les chevaux, et les combats,
Rendez-nous ce qu’avaient nos pères,
La gloire, l’espace et les cris…
Dans l’abri de boue et de glace,
Nous écoutons geindre le vent,
Et la chandelle jaune éclaire
Nos visages désabusés…
La guitare se tut. Akim sentit qu’un goût âcre obstruait sa gorge. Stupidement ému, les muscles mous, la bouche entrouverte, il ne bougeait pas, attendait que se dissipât en lui cette tristesse débilitante. Enfin, dominant son trouble, il fit un pas, souleva la vieille couverture, et ses yeux clignèrent un moment dans la lueur huileuse de la lampe. Devant lui, dans la caverne basse, aux murs de terre, au sol de paille, cinq officiers étaient assis sur des caisses marbrées d’étiquettes. Une autre caisse supportait quelques bouteilles et des restes de viande froide dans des gamelles. Akim déboutonna sa capote, secoua son col mouillé de neige. Tous se dressèrent, d’un seul mouvement, à son entrée. Les visages des convives exprimaient un respect louable. Serge Liavine tenait encore sa guitare à la main. Il la déposa contre le mur, et les cordes vibrèrent longuement.
— J’aime beaucoup votre chanson, lieutenant Liavine, dit Akim.
— Oh ! vous savez, Votre Haute Noblesse, balbutia Liavine, c’est une amusette. On n’a pas grand-chose à faire dans les tranchées. Il faut bien tuer le temps, d’une manière ou d’une autre…
— À condition que le service n’en souffre pas, reprit Akim. Comment se fait-il, Vijivine, que vous n’ayez pas déplacé les mitrailleuses comme je vous l’avais ordonné ?
— Je comptais y aller maintenant, dit Vijivine. Ne m’aviez-vous pas dit huit heures ?
— Non : six heures.
— J’avais cru comprendre…
— Vous croyez toujours comprendre et vous ne comprenez rien, répliqua Akim d’une voix sèche. Si vous vous
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