Le Sac et la cendre
pressentiment macabre traversa son esprit. Des symboles détestés chancelèrent dans sa mémoire : les socialistes, les juifs, les espions allemands, les traîtres russes… Lentement, son regard parcourut le cercle de l’assistance et revint à Stépendieff, qui demeurait pétrifié sur le seuil de la porte.
— C’est une honte… une honte pour le régiment, dit Akim. Une honte pour nous, messieurs… Jamais, dans l’histoire glorieuse des hussards d’Alexandra, on n’a signalé la moindre désertion ni la moindre révolte. Je suis atterré !
Des larmes de rage lui piquaient les yeux. Il reprit sa respiration et cria soudain :
— Faites fouiller tous les abris ! Organisez une battue pour retrouver Boudenko ! Qu’on me rende compte personnellement du résultat des perquisitions ! Le commandant du régiment sera informé ! Des sanctions seront prises !
En sortant de l’abri, il se heurta à Vijivine qui revenait de faire sa ronde dans les tranchées.
— Les mitrailleurs sont déplacés, Votre Haute Noblesse, dit Vijivine.
— Je me fous des mitrailleurs ! hurla Akim.
Et il s’enfonça dans la nuit, pataugeant, hargneux malade d’impuissance et de colère.
« Ça commence, ça commence », marmonnait-il en marchant.
Le « phlogiston » qu’il avait bu lui brûlait l’estomac. Ses pieds s’enlisaient dans la boue. Çà et là, on voyait luire faiblement les boucliers des guetteurs. Des diamants pendaient aux fils de fer barbelés, devant les tranchées.
Une odeur d’urine et de feuilles pourries lui signala qu’il passait devant la fosse d’aisances. Puis, la voix du téléphoniste résonna à ses oreilles : « Je prends le message… Ordre au 4 e escadron… » Dans le ciel, une lueur lunaire s’arrondit et se dissipa aussitôt, usée par le flot des nuages. Quelques coups de feu claquèrent sur la rive opposée. À peine rentré dans son abri, Akim s’installa devant sa table pour rédiger un rapport.
La lune était sortie des nuages. Une lumière livide et diffuse coula sur le paysage, comme une nappe de lait. Entre les troncs des arbres, on distinguait nettement le bord opposé de la rivière et le boursouflement des fortifications allemandes. Un silence glacial pesait sur la petite île, d’où la patrouille que commandait Nicolas surveillait l’ennemi. Depuis deux heures environ, des pontonniers tentaient d’établir une passerelle entre la berge tenue par les Russes et cette languette de terre isolée au milieu de l’eau. Ils travaillaient avec une telle adresse qu’aucun bruit ne signalait leur présence. C’était à peine si les trois hommes, chargés de protéger leur besogne, entendaient parfois un craquement de bois sec, ou le choc d’un caillou tombant rondement dans les flots.
Le vent passait dans les ramures noires et en détachait de lourds papillons de neige. Il faisait froid. Les buissons avaient des griffes de cristal. Une phosphorescence verdâtre montait du sol gelé. Nicolas déposa son fusil contre le fût d’un aulne pour frotter l’une contre l’autre ses mains mortes. Sans doute, exécutait-il aujourd’hui sa dernière patrouille. Après-demain il serait dirigé sur Pétrograd pour y suivre des cours d’aspirant-mitrailleur. Les grosses pertes en officiers subies par l’armée russe incitaient, en effet, le haut commandement à prélever sur le front et dans la réserve tous les porteurs de diplômes universitaires pour les transformer, après quelques semaines d’instruction, en gradés authentiques. En vérité, Nicolas ne savait pas encore s’il devait se réjouir ou s’alarmer de cette marque de faveur. Habitué à ses compagnons de combat, il redoutait un peu le contact avec les milieux évolués de la capitale. Il lui semblait que là-bas, personne ne le comprenait et ne l’aimait comme en première ligne. Lors de son congé de convalescence, les propos de Zagouliaïeff et des amis de Tania l’avaient également déçu. Or, depuis cette lointaine visite à l’arrière, le défaitisme avait gagné du terrain. Selon les camarades qui rentraient de permission, beaucoup de gens sensés considéraient que la poursuite des hostilités était criminelle. On parlait de plus en plus de fraternisation, de paix séparée et de régime libéral. Zagouliaïeff avait-il raison ? Ne pouvait-on plus
Weitere Kostenlose Bücher