Le Sac et la cendre
occupiez un peu moins de politique, vous seriez plus attentif à mes instructions. Mais ce qui se passe à l’arrière vous intéresse plus que ce qui se passe à l’avant.
Vijivine écoutait la réprimande au garde-à-vous, l’œil fixe, le menton dur. Akim chercha encore quelques paroles blessantes pour les ajouter à son discours, mais une brusque lassitude le prit, il plissa le front et gronda :
— Tous pareils… Allez immédiatement changer ces mitrailleuses de place… Et… et à l’avenir, n’est-ce pas ?… Enfin, que ce soit la dernière fois… Sinon…
Vijivine salua militairement et quitta l’abri, la tête basse.
— Eh bien, messieurs, dit Akim, offrez-moi donc un verre de « phlogiston » pour me réchauffer.
La mine embarrassée des jeunes gens amusait Akim. Sans doute craignaient-ils qu’il n’eût surpris leur conversation ? Liavine lui présentait une tasse pleine d’alcool jusqu’au bord. Staroff avançait une caisse et l’époussetait avec le pan de sa capote. Akim s’assit, but une lampée de « phlogiston » et demanda :
— Voyons, Staroff, vous êtes revenu de permission avant-hier, à ce qu’on m’a dit. Quelles nouvelles de Pétrograd ?
La figure de Staroff se noua dans une grimace déconfite et il battit des paupières.
— Oh ! murmura-t-il enfin, ce n’est pas très drôle, là bas non plus. On… heu… enfin les gens trouvent que ça dure trop… Les ouvriers se plaignent d’être mal nourris…
— Oui, oui, dit Akim. Ils oublient que les Allemands eux aussi, sont mal nourris. Dans cette guerre, c’est celui qui acceptera le plus longtemps d’être mal nourri qui gagnera la partie. Le courage a changé de forme. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ?
Personne ne répondit. Akim vida le fond de son verre :
— Connaissez-vous d’autres chansons, lieutenant Liavine ?
À ce moment, la couverture de l’entrée se souleva de biais et le maréchal des logis Stépendieff parut sur le seuil. Ses yeux bleus lui sortaient de la tête. Sa barbe abondante et rousse tremblait nerveusement. Il porta la main à sa casquette, bomba la poitrine et proféra d’une voix enrouée :
— Votre Haute Noblesse, je m’excuse de vous déranger… Ce sont les mitrailleurs qui m’ont dit que je vous trouverais probablement ici… Alors, j’ai cru de mon devoir…
— De quoi s’agit-il ?
Stépendieff ravala sa salive et chuchota :
— Boudenko, le jeune hussard qui a été incorporé le mois dernier à l’escadron…
— Eh bien ?
— Je… pour ainsi dire… je crois qu’il a déserté…
Akim se dressa d’un bond :
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ce matin, il a dit à ses camarades qu’il allait donner un coup de main aux hommes de corvée, dans la forêt. Il s’est habillé. Il est parti. On ne l’a plus revu. Et, dans son abri, on a trouvé de drôles de papiers.
Le maréchal des logis tendit à Akim plusieurs feuillets polycopiés, à l’encre violette. Les pages étaient chiffonnées, maculées de boue.
— J’en ai découvert d’autres, un peu partout, dans les tranchées, dit Stépendieff. Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Akim prit les papiers, s’approcha de la lampe, et lut :
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous.
« Camarades soldats, depuis deux ans le gouvernement tsariste vous contraint à une guerre injuste et qui ne vous concerne pas. Pour obéir aux capitalistes, aux fabricants de canons, aux propriétaires terriens, aux fournisseurs de l’Intendance, un despote vous accule à la ruine et à la mort. Assez de sang versé ! Vos ennemis ne sont pas les prolétaires autrichiens ou allemands, mais les chefs indignes de votre propre pays. Tendez la main à vos compagnons de travail, par-dessus les frontières. Fraternisez avec eux. Et reportez votre haine contre les responsables de tous vos maux. À bas le tsar et sa clique ! À bas l’absolutisme ! À bas la guerre impérialiste. Vive l’union des travailleurs libres du monde ! »
La feuille sale tremblait dans les mains d’Akim. Une fureur puissante faisait battre son sang. Il voulait frapper quelqu’un, crier quelque chose. Mais contre qui se retourner ?
— Les salauds ! Les salauds ! grommela-t-il en froissant la page dans son poing.
Il lui semblait que la vraie guerre allait commence soudain. Un
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