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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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voix enrouée.
    Mais Nicolas ne bougeait pas, incapable aussi bien de tirer que de reposer son arme. Souvent, il avait entendu parler de ces fraternisations comme d’un moyen de propagande ennemie en faveur de la paix séparée. Dans plusieurs secteurs, déjà, des soldats allemands isolés étaient sortis de leurs tranchées avec un drapeau blanc et avaient convié les Russes à les rejoindre sur un terrain neutre. On causait sans bien se comprendre, on échangeait des journaux, des cigarettes, des bouteilles d’eau-de-vie. Une fois rentrés dans leurs abris, les Russes expliquaient à leurs compagnons que les gens d’en face étaient généreux, compréhensifs et ne souhaitaient que l’entente entre les deux pays.
    — Allez-vous-en ! dit Nicolas avec force.  Weg  !  Weg  !  Und du auch H ä nde hoch  !  Weg  ! (16)
    Le second Allemand, un petit gros, encerclé dans une capote effrangée, leva les bras lui aussi.
    — Écoute, tu n’es pas raisonnable, dit Platoff en se rapprochant de Nicolas avec lenteur.
    Il souriait. Il paraissait conciliant, amusé, amical.
    — Ils ne t’ont rien fait ces gars, reprit-il avec douceur.
    Et soudain, d’une brusque détente, il appliqua un coup de poing à la tempe de Nicolas. Étourdi, la tête rompue de lumière, Nicolas roula dans la neige. Aussitôt, Platoff lui arracha le fusil des mains. Les Allemands avaient baissé les bras et riaient en se balançant sur place.
    — Si tu bouges, grommela Platoff, je te saigne comme un goret. Compris ?
    Toute sa face était pincée de colère. Ses yeux obliques étincelaient froidement. À travers les dernières vibrations du choc, Nicolas reprenait possession d’un paysage blanchâtre et mouvant. Son crâne était douloureux. Un goût de fer empâtait sa bouche.
    — Fumier, ricana Platoff. Il aurait vraiment tiré dessus. Sur des hommes avec un drapeau blanc. Sur des prolétaires. Les prolétaires n’ont pas de patrie. Ils ne veulent pas la guerre. Ce sont les capitalistes qui nous forcent à nous entre-tuer. Je croyais que tu étais avec nous, vermine immonde.
    — Je suis avec vous, dit Nicolas faiblement.
    — On ne peut pas être avec nous et avec les chefs.
    — Ces hommes… ces hommes vous trompent, dit Nicolas, en désignant les Allemands. Ils ne viennent pas vous voir par amitié, mais pour vous démoraliser, pour affaiblir la discipline dans l’armée, pour préparer notre défaite…
    — Ça va, ça va, dit Platoff en menaçant Nicolas avec la crosse de son fusil. Te donnes pas tant de mal, mouchard. Seulement, je te préviens : si tu nous dénonces…
    — Je ne vous dénoncerai pas !
    — Ah ! tu deviens raisonnable !
    Platoff cracha dans la neige.
    — On te rendra ton fusil lorsqu’ils seront partis, dit-il encore. Et il retourna vers les Allemands. Nicolas regardait avec dépit ces quatre hommes qui, au bout de la petite plage blanche, allumaient des cigarettes et bavardaient cordialement.
    —  Russische …  pas ennemis, disait Platoff…  Nicht  boum boum contre vous… Social-démocrates…
    — Ia, ia,   répondait le petit gros à la capote effrangée.  Wir sind auch Sozial-Demokra t en …  Proletarier …  Al le  V ölker sind Brü der (17) .
    Nicolas se souleva sur ses coudes.
    — Bouge pas ! glapit Platoff.
    Longtemps encore, Nicolas douta de sa lucidité : de part et d’autre de la rivière, ces tranchées ennemies, ces mitrailleuses braquées, ces canons attentifs, et, sur un îlot, entre les lignes, deux soldats russes et deux soldats allemands qui rigolaient, fumaient et se donnaient des bourrades dans les côtes. Ces êtres-là étaient sortis de la guerre. Cependant, derrière eux, la machine meurtrière continuait de tourner avec précision. Parfois, on entendait le coup de maillet d’un pontonnier sur un pieu, ou le claquement de l’eau que crevait la chute d’un corps lourd. L’Allemand blond dressa la taille et demanda :
    —  Was ist das  ? (18)
    — Ce sont nos pontonniers, dit Platoff… Comment t’expliquer, camarade ?… Oui… pour traverser la rivière…
    Il plaça la main gauche horizontalement et simula avec les doigts de la main droite, le pas d’un piéton sur une passerelle.
    —  Jawohl ,  jawohl , dit l’Allemand…  Ich verstehe … (19)
    Une tristesse infinie écrasait l’esprit de Nicolas. Devant ces

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