Le Sac et la cendre
s’opposer à cette fatalité historique, qui voulait que la Russie perdît la guerre avant de se régénérer ? N’était-il plus possible d’être à la fois un patriote et un révolutionnaire ?
« On verra bien… Une fois là-bas, je saurai m’orienter… »
Ramassant un peu de neige, il en frotta son nez, ses pommettes, qui devenaient insensibles. Puis, il souffla dans ses mains, à travers les gants tricotés et troués par endroits. La lune s’était cachée, et une ombre touffue pendait entre les branches des aulnes. Au-dessus de la rivière flottait un brouillard ténu et bleuté. Sur l’autre berge, on voyait luire, de temps en temps, le feu d’une lampe de poche.
Subitement, Nicolas crut percevoir un bruit de rames qui frappaient l’eau en cadence, timidement. Ce babillement liquide se rapprochait de seconde en seconde Scrutant la nuit, Nicolas discerna, loin, sur sa gauche, une barque qui, venant de la rive allemande, traversait avec lenteur le courant. Quelque chose de blanc palpitait au dessus de l’embarcation. On eût dit un mouchoir, un pan de chemise. Selon toute vraisemblance, le canot accosterait à la pointe de l’île, dans le secteur où se tenait le grenadier Platoff. Pourquoi Platoff ne donnait-il pas l’alarme ? N’avait-il rien vu ? Avait-il ses raisons pour ne pas se démasquer encore ? Un instant, Nicolas songea à tirer un coup de feu pour prévenir ses compagnons. Mais, craignant de compromettre les projets de Platoff, il se ravisa, empoigna son fusil et courut dans la direction où se trouvait son camarade. Chemin faisant, il voulut alerter le second guetteur, qui avait pris position entre lui et Platoff, mais le guetteur n’était plus à son poste. Intrigué, Nicolas ralentit son allure et tendit l’oreille. On n’entendait plus le glissement des rames sur l’eau. Et Platoff ne signalait toujours pas sa présence. Écartant les branches avec précaution, Nicolas avança encore à travers la forêt muette. La neige étouffait le bruit de ses pas. Mais il lui semblait que sa respiration emplissait tout le décor d’une rumeur caverneuse. Entre les troncs des arbres, il distinguait maintenant une courte plage blanche, qu’un bouquet de buissons devait dissimuler aux veilleurs de la rive russe. À l’abri de ce rideau protecteur, Platoff et son camarade parlementaient avec deux soldats allemands. L’embarcation, amarrée à une pierre, portait un drapeau blanc au bout d’une perche.
Le cœur battant, Nicolas arma son fusil, sortit de la forêt et cria :
— Qu’est-ce qui vous prend tous les deux de babiller avec des Allemands ? Sautez-leur dessus et emmenez-les chez nous pour qu’on les interroge !
Platoff tourna vers Nicolas son visage bourru, à la mâchoire lourde, aux yeux chinois.
— Occupe-toi de ce qui te regarde, camarade, dit-il. Ils sont arrivés avec le drapeau blanc. Ils nous donnent des cigarettes. Si t’en veux, t’as qu’à venir aussi.
— Mais… mais vous êtes fous ! bégaya Nicolas. Il est défendu de fraterniser. Si le lieutenant…
— Le lieutenant, je lui crache dessus, et du haut d’un arbre encore. Allemands, Russes, on est tous des frères, tous des travailleurs.
— A l le Menschen sind Briider (15) , dit l’un des Allemands, en tendant la main vers Nicolas.
— S’ils ne décampent pas immédiatement, je tire, hurla Nicolas en épaulant son arme.
Émergeant des nuages, la lune éclaira violemment les hommes debout dans la neige.
À l’extrémité de la ligne de mire, Nicolas vit le soldat allemand qui levait les bras. La capote gris-vert se fronçait sous les aisselles de l’homme, et ses mains épaisses étaient agitées d’un léger tremblement. Tout en visant cette cible facile, Nicolas s’intéressait aux boutons métalliques de l’uniforme, aux bottes courtes, à la casquette sans visière, inclinée sur l’oreille, au visage enfin, mince et blond, jeune encore, barbouillé de fatigue. Il n’aurait su dire pourquoi l’aspect de ce soldat maigrichon lui était pénible. Jamais encore, il n’avait éprouvé autant de répugnance à tuer quelqu’un. Sans doute les paroles banales de Platoff étaient-elles cause de son indécision : « On est tous des frères, tous des travailleurs… »
— Baisse ton fusil, baisse ton fusil, salaud ! dit Platoff d’une
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