Le Sac et la cendre
d’autres. Tu existes comme un marron dans une hotte de marrons. Gloire aux marrons ! Voilà ce que sera le Troisième Testament.
Il était revenu dans la lumière de la lampe. Un sourire d’orgueil était épandu sur sa face, d’une oreille à l’autre. Ses lèvres mauves luisaient dans les poils de sa barbe.
— Je crois que tu es complètement fou, dit Volodia avec tranquillité.
— On l’a prétendu de tous les prophètes.
— Tu te prends pour un prophète ?
— Par moments, murmura Kisiakoff en fronçant les sourcils, il me semble que je comprends des choses que les autres ne comprennent pas.
Il y eut une longue pause, pendant laquelle Volodia entendit s’effriter les bûches dans le poêle de faïence blanche. La porte s’ouvrit en miaulant. Une paysanne crochue, osseuse, la femme de l’intendant, venait desservir la table.
— Va-t’en, cria Kisiakoff. Qui t’a permis de nous déranger, sorcière ? Tu te présenteras quand je t’appellerai.
La servante disparut sans dire un mot, et tira sur elle le lourd battant de bois brun.
Kisiakoff se frotta le visage à deux mains, comme pour se laver.
— Tu as raison, dit-il enfin, ne parlons plus de cela. Cette vieille maison a une odeur qui me remue et m’exalte.
Il se rassit dans le fauteuil vert et inclina le front d’un air accablé. Le vent poussa un hurlement aigu, et des branches gémirent dans la cour. La flamme de la lampe baissa. Les toiles d’araignée, au plafond, palpitèrent comme de la fumée.
— Cette bicoque est sinistre, dit Volodia. Pourquoi ne la vends-tu pas ?
Kisiakoff releva la tête et dirigea sur Volodia un regard pesant et raide comme un jet de plomb.
— Elle fait partie de l’héritage que j’ai l’intention de te laisser, dit-il.
Volodia tressaillit et décroisa les jambes :
— Quoi ?
— Oui, Volodia, reprit Kisiakoff avec componction ; il est temps que je t’instruise de mes projets. Tu as perdu ton père et ta mère. Tu es seul au monde. Moi, j’ai vécu longtemps avec ta maman. Nous avons failli procréer un enfant. Mais il s’agissait d’une grossesse nerveuse. Je sais que la sainte femme a toujours souhaité avoir un fils de moi. Je te demande donc, en son nom et au mien, d’être ce fils.
— Pardon, murmura Volodia, éberlué, je ne comprends pas très bien.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? gronda Kisiakoff en avançant la barbe d’une façon menaçante. Je parle clairement, il me semble. Je veux que tu corriges en quelque sorte l’humiliation que m’a causée la grossesse nerveuse de ta mère. Je veux que tu sois ce fils que j’attendais d’elle et que je n’ai pas eu. Je veux t’adopter légalement. Je veux pouvoir dire : « J’ai un fils. »
Volodia éclata de rire et se renversa sur le dossier de sa chaise :
— Et je m’appellerais Kisiakoff, comme toi ?
— Bien sûr.
— C’est trop drôle !
Il hoquetait de joie.
— Tu as fini ? dit Kisiakoff dont le regard était devenu vindicatif. Je te défends de te moquer de moi.
— Tu n’as rien à me défendre, tu n’es pas mon père.
— Pourquoi ne serais-je pas ton père ?
— Parce que je n’en éprouve pas le besoin.
— Tu as honte de moi ?
— Mais non.
— Tu ne m’aimes pas ?
— Je ne me le suis jamais demandé.
— Alors quoi ? hurla Kisiakoff, en déchirant son faux col à deux mains. Je te dégoûte, je te fais peur ?
— Rien de tout cela, répondit Volodia, et il souriait avec méchanceté. Simplement, je me trouve bien comme je suis.
— Tu es fier de t’appeler Bourine ?
— Pas précisément.
— Qu’est-ce que c’est que Bourine ? Bourine ! Bourine ! Ça sonne comme un grelot de cheval ! Bourine ! Bourine ! C’est affreux ! Je détesterais m’appeler Bourine.
Il tordit ses lèvres et fit mine de cracher entre ses pieds.
— Tandis que Kisiakoff ! dit Volodia en clappant de la langue.
— Je t’interdis de prononcer mon nom avec ironie, brailla Kisiakoff. Tu n’es qu’un morveux. Et je te moucherai. Que faut-il donc te dire, petite vipère, pour te convaincre ? Tu ne peux pas refuser de me faire plaisir après tous les sacrifices que j’ai consentis pour toi. Ne t’ai-je pas recueilli, soigné, habillé, choyé, comme un père ! N’ai-je pas subvenu, comme un père, à tes moindres
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