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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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désirs ?
    — Si.
    — Alors, pourquoi ne pas reconnaître en droit ce qui existe en fait ? Serais-tu ingrat ! Aurais-tu peur de l’opinion publique ?
    — Il est certain que cette adoption indignerait pas mal de gens. Un homme mûr qui adopte un autre homme mûr paraît toujours suspect à son entourage. On se moquerait de nous. On raconterait des horreurs.
    — Ce sont de mauvaises raisons, dit Kisiakoff. Pour moi, tu es encore un enfant, qui a besoin d’affection, de protection, de conseils…
    Il avança la main, comme pour caresser les cheveux d’un bambin imaginaire, et Volodia, instinctivement, recula sa tête.
    — Un enfant, bredouilla Kisiakoff. Mon fils que j’ai élevé, qui atteint l’âge d’homme, et qui bientôt soutiendra et éclairera ma vieillesse.
    Sa voix hésitait, voilée et faible. Les traits de son visage se relâchaient dans une expression d’hébétude. Quelques gouttes de sueur perlaient à son front plissé.
    — Qu’importe le ricanement des imbéciles, dit-il encore, si cette adoption correspond à nos vœux. Leurs railleries fouetteront notre amour. Ce sera même très bien. Nous deux, la main dans la main, et tous les autres qui rotent et qui crachent…
    Volodia éprouvait du mal à garder son sérieux. Ce décor étrange, délabré, secoué par le vent, cet éclairage irréel, cette proposition saugrenue, tout concourait à lui faire croire qu’il participait à un songe. Il ne pensait même pas à la réponse que Kisiakoff attendait de lui. Il était comme au théâtre. Il s’amusait. Il allait applaudir ou siffler les acteurs.
    — Eh bien, dit Kisiakoff, avec une tristesse augurale, que décides-tu ?
    — Tu plaisantes ? Ce n’est pas vrai ? Tu n’envisages pas de…
    — Si.
    — Mais c’est absurde !
    — Tu refuses ? C’est ton dernier mot ?
    Les prunelles de Kisiakoff s’élargirent. Une lueur trouble commença à se mouvoir au fond de ses yeux dormants. Puis, la lueur s’immobilisa, devint aiguë, métallique. Volodia fut saisi d’une gêne brusque, comme si des pinces s’étaient refermées sur son cœur, à un point vital. Il balbutia :
    — Laisse-moi réfléchir.
    — C’est maintenant que j’exige de savoir.
    Volodia baissa les paupières pour se soustraire au commandement de ce mufle mou, que la clarté de la lampe sculptait comme une pomme de terre.
    — Veux-tu que je te dise ce qui te fait hésiter encore ? reprit Kisiakoff. Tu crains les autres. Tu ne te demandes pas ce que pensera ta mère qui est au ciel, ni ce que pensera Dieu, mais ce que penseront Tania, Michel Eugénie, Lioubov, toutes ces crottes avariées, tous ces zéros avec un peu de chair autour ! Tu n’as pas le courage de braver leurs rires, de te hausser au-dessus d’eux, par une décision insensée ! Tu en es encore à vivre selon la volonté de tes semblables, et non selon ta propre volonté !   Tu mérites qu’on te botte le cul et qu’on te renvoie dans ta niche ! Et c’est ce que je ferai. Si tu n’acceptes pas, je te laisse tomber, je te coupe les subsides, je m’en vais. Qu’un autre t’entretienne !
    — Il s’agirait donc d’un marché ? dit Volodia.
    — Oui, puisque tu n’entends pas un autre langage.
    Subitement, par un mouvement de l’âme, si bizarre, si peu attendu, que Volodia crut défaillir, toute sa conception du monde tourna dans le vide, comme une aile de moulin. L’offre grotesque de Kisiakoff occupa seule l’horizon de son esprit. Elle lui donnait l’occasion de s’abaisser encore, d’être mieux qu’autrefois un objet de sarcasmes pour le premier venu. Tout compte fait, cette bouffonnerie était bien dans la ligne de son personnage. Le suicide manqué, l’œil artificiel, la cohabitation avec l’ancien amant de sa mère, et, maintenant, ce changement de nom qui ferait de lui un descendant légal de Kisiakoff. Il y avait, dans cet enchaînement logique, une perfection, une nécessité qui enchantaient Volodia. Pourquoi rester à mi-chemin ? Il fallait dégringoler les derniers échelons, s’enfoncer dans la boue, se planter sur la tête un chapeau à sonnettes et tirer la langue aux passants. La déficience de toutes ses facultés supérieures lui procurait une grande allégresse. Ce qui se formait en lui échappait à l’emprise de l’intelligence. C’était une jubilation

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