Le Sac et la cendre
révélait illusoire. On ne pouvait plus avancer contre ce courant formidable de chairs et d’âmes. On devait le suivre et en prévenir, çà et là, les débordements. Ce n’était pas sans regret que Nicolas acceptait de se laisser convaincre. Il souffrait d’abandonner son projet d’une révolution pacifique, dans une Russie débarrassée de l’ennemi allemand. Il croyait encore que, sur le plan de la dialectique pure, c’était lui qui avait raison. Mais la vie se moquait de la dialectique. Et il fallait être avec la vie, avec les jours qui passent, gris et froids, les gens qui grelottent dans les queues, les soldats qui lèvent la crosse et les officiers qui refusent de partir pour le front. Le plus grand nombre avait toujours gain de cause. Se détacher du plus grand nombre, c’était sortir de la communauté humaine, se dissocier du pays, s’exclure de la réalité au profit d’un idéal stérile. Deux cochers buvaient de la vodka à une table, près de la porte, Sûrement, ils se plaignaient de leur sort, espéraient, eux aussi, la fin de la guerre et de la disette.
— Arrange-toi pour n’être pas renvoyé au front, après ton examen, dit Zagouliaïeff.
— Pourquoi ?
— Parce que nous aurons besoin d’officiers mitrailleurs à Pétrograd, avant peu.
Comme la guerre paraissait lointaine et insigne soudain ! Le vrai péril n’était plus à l’avant, mais à l’arrière.
— Bientôt, on pourra devenir un héros à Pétrograd aussi bien que sur la Duna, dit encore Zagouliaïeff. Et il vaut mieux être un héros du peuple qu’un héros du tsar.
Les deux cochers se levèrent et se dirigèrent vers la porte, en se tenant par le bras.
— Je t’admire, dit Nicolas. Tu ne dévies pas d’une ligne. Tu ne te poses pas de questions. Tu répugnes aux subtilités intellectuelles. Au fond, tu es un despote.
— Bien sûr, dit Zagouliaïeff.
Son visage, dans la chaleur du cabaret, se marbrait de taches rouges. Ses yeux luisaient de malice. Le kwass mouillait ses longues lèvres pendantes. Nicolas réfléchit qu’ayant érigé en dogme la toute-puissance de l’idée révolutionnaire maximaliste, Zagouliaïeff en était venu à un rétrécissement psychologique tel, que rien d’autre ne comptait pour lui. Dévoué absolument à la réalisation d’un programme, il avait perdu, très certainement, le sens du bien et du mal, et le contact direct avec ses semblables. Il ne voyait plus que par genres, par quantités, par dates, d’une façon historique et froide. Il admettait la fraude, le mensonge, la cruauté, comme des moyens normaux pour la prise du pouvoir. Il était un de ces monstres nécessaires, sans qui les pensées les plus généreuses ne peuvent recevoir leur consécration dans l’immédiat.
— À quoi songes-tu ? demanda Zagouliaïeff.
— À toi, dit Nicolas. Tu es un homme fatal. Une idée-force. Tu me fais peur.
— Parce que je m’obstine, dit Zagouliaïeff en écrasant sa cigarette dans son verre vide.
— Est-ce pour la rentrée de la Douma, le 14 février, que tu prévois un soulèvement ?
— Je n’en sais rien, dit Zagouliaïeff. Il faut un bon prétexte. J’espère beaucoup que le tsar nous aidera.
Lorsqu’ils sortirent du cabaret, la nuit était tombée. La lueur des becs de gaz palpitait derrière un brouillard lilas sombre. Ils grimpèrent dans un tramway bondé de monde. Le courant électrique s’arrêtait par saccades, à l’intérieur des wagons. Les voitures étaient sales, usées. Devant la gare de la Baltique, des mendiants interpellaient les passants furtifs. Le train que devait prendre Nicolas était déjà loin. Le suivant ne partait que dans une demi-heure. Nicolas et Zagouliaïeff marchaient de long en large sur le quai obscur. Parfois, le sifflement d’une locomotive déchirait l’air, comme une plainte humaine. Une angoisse mortelle étreignait le cœur de Nicolas. Il regardait les voyageurs qui attendaient par petits groupes, transis, somnolents, au bord des rails, les lampes faibles, le ciel opaque. Une impression de pauvreté et de tristesse ineffables se dégageait du monde.
— Quel pays sans espoir ! dit Nicolas.
Un soldat qui passait le salua d’un geste automatique. Nicolas oublia de répondre militairement, sourit, se troubla, murmura :
— Bonjour, camarade.
VIII
La lampe à pétrole
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