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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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fumait. Quelques miettes de pain noir ponctuaient la nappe. La sauce de l’ananas se figeait dans les assiettes ébréchées. Et, dans les verres à grosses côtes, brillait encore un reste de vodka. Au-delà du rond lumineux commençait une région obscure, encombrée de meubles en tapisserie, de coussins anémiques, de chaises bancales et de tapis roulés. Un poêle de faïence blanche ronflait, à petit bruit, au fond de la pièce. Comme la maison n’avait pas été chauffée depuis longtemps, l’humidité ruisselait sur les murs, dont le papier saumon se décollait par endroits. Des toiles d’araignée, vastes et souples comme des filets de pêche, pendaient au plafond. On entendait gémir la toiture, sous le poids de la neige qui fondait. Parfois, aussi, c’étaient les gouttières gelées dont les articulations craquaient subitement. Derrière les vitres noires, le vent ululait avec des modulations d’animal blessé. Un volet claqua, puis revint en grinçant à sa position primitive.
    — Je ne comprends toujours pas pourquoi tu as voulu te réfugier dans ce trou, dit Volodia en se tamponnant les lèvres avec une serviette mince qui sentait le moisi.
    Congestionné par un repas abondant, Kisiakoff avait déboutonné le haut de son pantalon, et digérait, le ventre à l’aise, les jambes écartées, le dos appuyé aux capitons d’un fauteuil en velours vert galeux.
    — Quand tu auras mon âge, dit-il d’une voix empâtée, tu sauras que tout homme possède un port d’attache, auquel il retourne avec délices, dès que ses travaux le permettent. J’ai vécu à Mikhaïlo les plus belles années de ma vie. Chacun des objets qui t’entourent, et que tu juges sales et laids, représente pour moi un souvenir, une relique. Ce fauteuil…
    Il remua son derrière sur le coussin du siège, pour mieux attirer l’attention de Volodia.
    — Ce fauteuil où se prélasse présentement mon gros cul, ta sainte mère l’occupait pendant nos affectueuses veillées, en tête à tête. À cette table où nous avons mangé, j’ai, chaque jour, chrétiennement mangé avec elle. C’étaient ses mains, dignes d’un meilleur emploi, qui arrangeaient la mèche de cette lampe. Et, lorsque les volets claquaient, c’était elle qui sursautait comme tu viens de le faire.
    Volodia tenta d’imaginer sa mère, maigre, faible, nerveuse, trottant à pas menus dans la grande maison. Rétrospectivement, il la devinait terrifiée et subjuguée à la fois par cet homme grossier aux rires éclatants, par la galopade des rats le long des couloirs, par les portes qui s’ouvraient en geignant sur de vastes chambres désertes, par la chanson du vent, par la plainte de la pluie, par toutes les rumeurs, par toutes les senteurs de cette bâtisse délabrée, où glissaient des domestiques suspects. Il la plaignait. Il se reprochait de l’avoir méconnue. Maintenant, il lui semblait qu’il aurait su la comprendre et la consoler. Mais il était trop tard. Tout ce qu’il pouvait faire était de s’attendrir un peu à l’évocation de cette existence monotone.
    — Tout à l’heure, dit Kisiakoff, je te montrerai notre chambre nuptiale. Je coucherai seul, cette nuit, dans le lit où je couchais avec elle, et où elle est morte. Je m’étendrai de tout mon poids sur son souvenir. Et elle m’en saura gré.
    Il pressa la racine de son nez entre le pouce et l’index, comme pour refouler un afflux de larmes, renifla copieusement et dit encore :
    — Son âme n’a pas laissé les lieux de notre amour.
    Irrité par cet excès de lyrisme, Volodia grommela entre ses dents :
    — Tu oublies que Lioubov a vécu ici avant ma mère, et en qualité de femme légitime !
    — Que je perde ma croix de baptême si je pense encore à cette charmante putain ! s’écria Kisiakoff. Lioubov a traversé cette maison comme un papillon, ta mère y a pris racine comme une fleur. Le papillon s’envole. Mais la fleur…
    Il dressa son pouce verticalement, tel un bâtonnet, et acheva d’une voix triomphale :
    — La fleur reste…
    — Pourquoi Lioubov t’a-t-elle quitté ? demanda Volodia.
    — Sait-on pourquoi une femme quitte un homme ? dit Kisiakoff. Elles ont une cervelle grosse comme un clou de girofle. Elles ne réfléchissent pas. Le premier pantalon qui passe, hop ! les voilà qui font des rêves : « Et pourquoi

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