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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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intérieure, presque physique, devant le burlesque de sa situation. Un ricanement convulsif, involontaire, montait vers sa bouche. Il dit :
    — Après tout, pourquoi pas ?…
    Et, aussitôt, il lui sembla que toutes les issues se fermaient autour de lui avec un claquement sec. Un cercle magique l’isola comme d’un souple coup de fouet. Il entendait battre son cœur dans sa poitrine, et l’irrégularité des pulsations l’étonna. Devant lui, la face de Kisiakoff se gonflait dans une grimace hilare, qui faisait saillir les pommettes et fronçait la pointe du nez. La barbe noire bâilla sur un cri rouge et rauque :
    — Tu es d’accord, fiston ?
    — Mais oui, dit Volodia avec un sourire niais. Je me demande même comment nous n’y avons pas pensé plus tôt.
    Tout son corps devenait faible. Il éprouvait dans l’épaisseur de sa chair une impression de dépossession, de déliement total. Il eut peur. C’était bon. Kisiakoff frottait l’une contre l’autre ses mains grasses et velues.
    — J’en étais sûr, dit-il.
    Des larmes brouillaient son regard. Il les laissa couler un moment et les rattrapa avec la pointe de la langue sur sa moustache.
    — Tu vois mes larmes ? reprit-il. Ce sont des larmes de joie. Viens embrasser ton père.
    Volodia s’avança vers Kisiakoff et le baisa sur les deux joues, avec répulsion. Une odeur de bouc et de cuir l’enveloppa. Kisiakoff le serrait dans ses bras, lui tapotait l’épaule. Enfin, il s’écarta de Volodia avec un soupir, et dit :
    — Appelle-moi « papa ».
    Volodia haussa les épaules :
    — Pour quoi faire ?
    — Ne suis-je pas ton papa désormais ?
    — Si.
    — Alors, appelle-moi papa.
    Une anxiété surhumaine éclatait dans les yeux de Kisiakoff. Volodia se sentit sondé jusqu’aux reins par ce regard perçant. Du bout des lèvres, avec la conviction d’être profondément, admirablement ridicule, il murmura :
    — Papa !
    — Ha ! rugit Kisiakoff, comme si une balle l’eût frappé au cœur.
    Son visage était livide. Les poils de sa barbe tremblaient.
    — Tu es content ? demanda Volodia.
    — Je suis comblé. Maintenant, il y a deux Kisiakoff sur terre. Deux Kisiakoff dans la même chambre. Kisiakoff et Kisiakoff. Un et un font deux. « Je vous présente mon fils… Mais oui… Vous ne saviez pas ? » Les formalités seront très rapides. À vrai dire, je m’étais renseigné avant ton acceptation. Tu es orphelin, je n’ai pas d’enfants. Pas de protestations en perspective. Et devines-tu quelle récompense je te réserve ?
    — Non.
    — L’imprimerie.
    — Eh bien ?
    — Je la fais passer à ton nom. Tu en seras le propriétaire. Nous modifierons l’acte de vente en conséquence.
    — Mais je n’ai pas envie de m’occuper de l’imprimerie, dit Volodia.
    — Tu ne t’en occuperas pas. Tu encaisseras les bénéfices. C’est tout. Et lorsque je ne serai plus là pour t’aider, tu pourras toujours revendre l’affaire.
    Il exultait. Soudain, il devint sérieux et frappa la paume de sa main gauche avec l’index de sa main droite :
    — Demain, je ferai atteler la calèche et tu rendras visite aux parents de Tania, à Ekaterinodar, pour leur annoncer la nouvelle.
    — Est-ce vraiment nécessaire ?
    — Il faudra bien commencer un jour. Le plus tôt sera le mieux.
    — Ils sont peut-être au courant de ma brouille avec Michel ?
    — Je doute fort que Tania leur ait raconté quoi que ce soit à ce sujet. Elle n’est pas folle ! Donne-moi la main.
    — Qu’allons-nous faire ?
    — Nous prosterner devant l’icône.
    Volodia ne bougeait pas. Il était en train de se demander s’il avait accepté l’offre de Kisiakoff par crainte de manquer d’argent ou par désir d’améliorer sa propre déchéance. La seconde hypothèse paraissait la seule valable. Il se régalait devant lui-même. Il se jugeait horrible et cocasse à souhait.
    Kisiakoff le prit par le bras et le mena devant l’icône, qui se trouvait dans un coin de la pièce. Contre la vitre noire de la fenêtre, des flocons de neige se collaient, jetaient un regard blanc dans la chambre et fondaient lentement. Le vent sifflait sous les portes. Des lambeaux de journaux frémirent sur le siège d’un canapé.
    — Mère céleste, s’écria Kisiakoff, voici deux hommes qu’aucun lien naturel n’a unis, et qui sont cependant plus

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