Le Sac et la cendre

suis-je avec celui-ci et pas avec celui-là ? Et est-ce que celui-là n’a pas un menton plus séduisant que celui-ci ? » Voilà toute l’histoire. Remarque bien qu’elle a eu raison de partir. Elle est heureuse avec Prychkine. Ils se disputent comme des chiffonniers. Ils se battent. Ils s’adorent. Que souhaiter de plus ? Mais notre chère Olga Lvovna – que le royaume des cieux lui soit acquis – était d’une tout autre étoffe. Nulle ne la remplacera. Serviable, grave, sévère, jalouse et avare ! Hi ! hi ! Oh ! si avare !
    Une goutte limpide lui pendait au nez, qu’il essuya rapidement avec sa serviette.
    — Sans doute me juges-tu sentimental, romantique ? reprit-il. Que veux-tu ? je suis ainsi. La vieille école. On ne devrait jamais déplorer la mort d’un être cher. Que ce soit en paradis ou en enfer, les âmes sont mieux que sur la terre. Surtout à notre époque. Imagines-tu ta mère dans cette période de grèves, de guerre, d’insécurité sociale ? Moi pas. Elle en aurait fait une maladie !
    Il se leva et alla s’appuyer contre le poêle de faïence, les mains sur les fesses, les épaules rondes. Comme il était sorti du cercle lumineux de la lampe, on distinguait mal l’expression de son visage.
    — Ne penses-tu pas, dit Volodia, que tu exagères un peu l’importance des troubles qui se préparent ? Tu finiras par me faire croire que nous sommes à la veille d’un cataclysme.
    — Mais nous sommes à la veille d’un cataclysme, répliqua Kisiakoff. Et nul ne l’ignore, sauf toi. C’est d’ailleurs passionnant les cataclysmes. Sais-tu ce que m’a dit mon vieux filou d’intendant, ce matin, après m’avoir présenté les comptes ? « L’assassinat de Raspoutine est un mauvais présage. Il a annoncé que, s’il mourait, le tsar, la tsarine et leur fils mourraient dans les six mois. Un homme comme ça ne peut pas se tromper. » Voilà ce que m’a dit l’intendant, un moujik encrassé. Et ceci encore, qui est plus curieux : « Raspoutine était un vase impur qui renfermait tous les vices du peuple russe. Puisque ce vase s’est brisé, le contenu épouvantable s’en répandra sur toute la Russie. »
    — C’est de la mauvaise littérature, dit Volodia.
    — Non, mon cher. Car, déjà, nous voyons l’effet de cette mort. Je devine, je sens tous les vices de Raspoutine qui rampent comme des vers de terre hors du vase brisé. Ils grimpent les escaliers, ils entrent dans les chambres, ils se fourrent dans les lits. Qu’il s’agisse de palais, de taudis, de casernes, d’isbas, de monastères ou d’usines, aucun obstacle n’arrête leur progression. Partout, dans les âmes les plus paisibles, s’insinue le désir du mal. Une fumée de sang éveille les têtes engourdies. La Russie entière gronde et montre les dents. Je ne la reconnais plus, ma bienfaisante patrie d’esclaves. Tout cela est d’ailleurs dans l’ordre. Le troisième règne est sur le point d’arriver.
    — Quel troisième règne ?
    — Le règne du Saint-Esprit.
    Volodia se mit à rire et se versa un nouveau verre de vodka :
    — Que vient faire le Saint-Esprit dans cette aventure ?
    — Ne bois pas. Écoute-moi, dit Kisiakoff d’une voix sépulcrale. Au premier cycle de l’humanité, correspond l’Ancien Testament, le Testament du Père. Il prônait une morale primitive, pratique, brutale, avec des listes de châtiments corporels à l’appui. Le second cycle de l’humanité, qui a commencé à la naissance de Jésus et se terminera peut-être demain, est dominé par le Nouveau Testament, le Testament du Fils. Ce testament-là parle, comme tu le sais, d’égalité, de charité, de pardon et de récompense dans le royaume des cieux. Un seul des membres de la Sainte-Trinité n’a pas encore donné aux hommes son testament personnel.
    — Le Saint-Esprit ?
    — Parfaitement. Le Troisième Testament, le Testament du Saint-Esprit, nous l’attendons encore. Mais il viendra. Demain. Après-demain. Bientôt. Dans le Troisième Testament, il ne sera plus question ni de bien ni de mal. Tout sera permis. Rien ne sera sacré. Liberté totale. L’homme devient une matière pour l’homme. C’est le retour à l’état de matière. C’est l’effondrement dans l’anonymat. Tu n’es plus qu’un coefficient de résistance, un poids, un volume parmi