Le Sac et la cendre
sensible encore. Une accusation silencieuse émanait des meubles : « Qu’as-tu fait de ta chance ? » Cette petite phrase tourbillonna dans l’esprit de Volodia comme une feuille morte. Sur un guéridon, trônait une photographie de Lioubov en costume Louis XV. Volodia s’imposa de l’observer fixement pour oublier tout le reste.
— J’aime bien cette photographie, dit Zénaïde Vassilievna. Elle est toute récente. Lioubov me l’a envoyée avant de partir pour cette tournée, au profit des blessés…
— Elle est partie pour une tournée ? demanda Volodia sur un ton évasif.
— Comment ? s’exclama Arapoff. Tu lis les journaux et tu ne le sais pas. La troupe de La Sauterelle s’est scindée en deux. Une fraction est restée à Moscou, l’autre a entrepris un long voyage, de ville en ville, pour jouer devant les blessés. Lioubov nous a écrit qu’elle serait à Pskov vers la fin février. De là, il est possible qu’on la dirige, elle et ses camarades, sur le Grand Quartier général. Elle jouerait devant l’empereur, à Mohilev. Tu te rends compte ?
Son visage rayonnait d’orgueil :
— Ma fille jouant devant l’empereur. Lioubov ! Cette petite sotte qui ne savait même pas réciter correctement une fable de Kryloff. Je ne peux pas y croire !
— À sa place, dit Zénaïde Vassilievna, je n’oserais pas ouvrir la bouche…
— Peut-être viendra-t-elle jusqu’ici ? dit Arapoff d’un air rêveur. Ce serait…, ce serait…
Il ne trouvait plus ses mots. Sa barbe tremblait d’émotion. Il finit par s’écrier d’une voix rauque :
— Alors, Zina, et ce thé ?… Le succès de tes enfants te fait oublier tes devoirs d’hôtesse !
Zénaïde Vassilievna, comme prise en faute, fit une moue confuse et vieillotte, s’anima un peu, appela :
— Nastassia ! Nastassia !
La porte s’entrebâilla sur la face chafouine de la servante.
— Sers du thé, Nastassia, dit Zénaïde Vassilievna. Nous serons quatre.
— Trois, dit Arapoff.
— Non, quatre, reprit Zénaïde Vassilievna avec autorité. J’attends encore quelqu’un.
— Qui ?
— Le père Diodore.
À ces mots, Constantin Kirillovitch devint très rouge et se tira le lobe de l’oreille en signe de mécontentement.
— Parfaitement, dit Zénaïde Vassilievna, il m’a annoncé sa visite. Et j’en suis très heureuse.
— Il ne lâche pas prise, le père Diodore, grogna Arapoff.
— Non.
— Moi non plus, d’ailleurs.
— De quoi s’agit-il ? demanda Volodia.
— Oh ! rien d’intéressant, dit Constantin Kirillovitch.
— Si ! Si ! s’écria Zénaïde Vassilievna, je veux que Volodia le sache. Je raconterai tout, pour te faire honte. Devine ce qu’il s’est mis en tête, à son âge ?
— Vous m’effrayez !
— Il y a de quoi ! Après la photographie, les timbres poste et la pyrogravure, Constantin Kirillovitch a été pris d’une nouvelle marotte : les fours crématoires. Sous prétexte de progrès et d’hygiène, mon mari prétend se faire incinérer. Il a écrit en Allemagne, juste avant la guerre, pour qu’on lui envoie des catalogues, des prospectus. Il a marqué ce vœu dans son testament. Et, maintenant, il vient de fonder un groupe des amis de l’incinération, à Ekaterinodar.
— En tant que médecin, dit Arapoff, je suis obligé de reconnaître que les cadavres humains sont des foyers d’infection. Les morts confiés à la terre empoisonnent les vivants. Tandis qu’avec le système de l’incinération…
— Et la religion, y as-tu pensé, malheureux ? dit Zénaïde Vassilievna. C’est un scandale. Toute la ville en parle. Dès que le père Diodore a appris la propagande que menait mon mari en faveur de ces pratiques monstrueuses, il est venu me trouver. Il m’a adjurée de le faire renoncer à son sacrilège. Mais le père Diodore connaît mal Constantin Kirillovitch. Il n’y a personne de plus têtu que lui. Avec ça, toujours de grands mots : la science, le progrès…
— Que veux-tu, Zina, dit Arapoff d’un air moqueur, j’essaie de vivre avec mon temps. En Suisse, en Italie, en Allemagne, la crémation est d’un usage courant. Et ce sont des pays profondément religieux. En France, même, il y a déjà trente ans qu’un crématorium a été mis en service. Et nous, rien. Les premiers chrétiens
Weitere Kostenlose Bücher